La Russie par la lorgnette


Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l’Institut Français de Géopolitique, et chercheur associé à l’Institut Thomas More. Accueilli à Paris 8 par Yves Lacoste et Béatrice Giblin pour s’y intéresser durant sa thèse au projet français de défense européenne, celui qui fut professeur d’histoire-géographie s’y est progressivement mué en spécialiste de la Russie. 
 

Quel a été votre parcours avant de rejoindre l’Institut Français de Géopolitique ?


J’ai commencé ma carrière comme professeur d’histoire-géographie (CAPES/Agrégation), ce qui me donne l’occasion de souligner l’importance de la démarche historique dans la méthode d’analyse géopolitique des conflits. Rappelons que l’association de l’histoire et de la géographie est une spécificité de l’enseignement français. Je suis ensuite passé en CPGE (Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles) : « prépas » HEC, puis « prépas » littéraires. Dans l’intervalle, la volonté de travailler en profondeur sur les enjeux de sécurité et de défense en Europe m’a conduit à préparer un DEA à l’Institut Français de Géopolitique, suivi d’une thèse. En vérité, je travaillais déjà ces questions, mais sur un plan journalistique. Avec le traité de Maastricht, puis la mise en place de l’UEM (Union économique et monétaire), l’étape suivante semblait naturellement être celle d’une défense européenne, dans le cadre de l’Union européenne (UE). C’était ma conviction intime, mais dans les faits, le projet butait sur l’absence de vision commune et de volonté partagée des pays de l’UE.
Me heurtant à la force des choses, sans pouvoir réellement l’expliquer, j’ai éprouvé le besoin de travailler dans un cadre universitaire rigoureux. Yves Lacoste et Béatrice Giblin m’ont fait l’honneur d’accepter ce projet de recherche. Le mémoire de DEA a ouvert la voie à une thèse de géographie, spécialité « géopolitique », sur Les enjeux géopolitiques du projet français de défense européenne. Le mémoire, puis la thèse, ont été primés par l’IHEDN (Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale) dont je suis aujourd’hui un « auditeur ». Sans l’autorité bienveillante de Béatrice Giblin, directrice de ma thèse, et d’Yves Lacoste, président du jury, il eût été difficile d’aller jusqu’au bout de ce travail de recherche, mené en parallèle aux cours que je devais assurer. Je leur suis profondément redevable et reconnaissant. Ensuite, Béatrice Giblin m’a confié un séminaire sur « La géopolitique des enjeux de sécurité en Europe » et Barbara Loyer, aujourd’hui à la tête de l’IFG, m’a également accordé sa confiance.

Pourquoi la Russie ? Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à ce pays particulièrement ?


L’analyse géopolitique consiste notamment à varier les niveaux d’analyse des conflits. Aussi, le projet français de défense européenne et les efforts menés au sein de l’UE pour mettre sur pied une « Europe de la défense » m’ont bien entendu conduit à travailler sur l’OTAN et les relations transatlantiques ainsi que sur la géopolitique de la Russie, les partenariats développés avec l’UE et l’OTAN ou encore les relations de type bilatéral entre Moscou et les capitales occidentales. Sans le vouloir véritablement au départ des choses, je me suis donc familiarisé avec les problématiques et représentations géopolitiques de la Russie. Je dois ici payer ma dette à un ami et condisciple, très au fait de ces questions, mais dont le métier impose la discrétion. Ses analyses et nos conversations sur la Russie m’ont conduit à réviser ma propre vision de ce pays, à rompre avec le syndrome de la « Sainte Russie » (référence ici à un ouvrage d’Alain Besançon).
Les circonstances ont aussi joué. En 2008, la géopolitique de la Russie est « tombée » à l’agrégation et Jean-Pierre Renard, qui avait été membre de mon jury de thèse, a eu la gentillesse de me confier le cours sur cette question, à l’université d’Arras. Par la suite, une des questions du même concours a porté sur la géographie des conflits. J’ai donc intégré dans mon enseignement des cours sur les conflits au Moyen-Orient, en cherchant à mettre en évidence les connexions avec la Russie et les répercussions géopolitiques dans l’ensemble eurasiatique. Enfin, le « think-tank » que j’avais entretemps rejoint, l’Institut Thomas More, a obtenu un contrat de recherche, proposé par la Délégation aux Affaires Stratégiques (Ministère de la Défense), dont le thème portait sur « la politique de défense de la Russie dans l’après-Poutine » (!). J’ai donc intégré le groupe de travail chargé de ce projet. La thèse, la préparation des étudiants à l’agrégation et de nouveaux projets de recherche m’ont donc mené à reprendre sans cesse la question de la Russie.

Y-a-t-il quelque chose de stimulant à étudier les oscillations d’un monde multipolaire, en mouvement perpétuel, où les zones de tension sont nombreuses ?


Le monde des hommes est en perpétuelle transformation et la géopolitique, ce « savoir-penser l’espace » qui combine les apports de plusieurs disciplines et articule différents niveaux d’analyse, est particulièrement exposée aux vents du devenir. Cela dit, les temps longs de l’histoire et les vastes espaces permettent de dégager différents types de temporalité : les rythmes diffèrent selon les espaces et les « moments ». Au sujet du « monde multipolaire », il importe de rappeler que ce concept, lorsqu’il est formulé par les partisans d’une UE plus cohérente et active sur la scène internationale, est guidé par la vision d’un monde fixé, mesuré et équilibré ; en un mot : stable. Sur ce point, les dirigeants européens se sont certainement illusionnés. Du point de vue russe ou chinois, le discours de la multipolarité est d’abord une « polémique », i.e. une doctrine de combat, contre l’hégémonie américano-occidentale de l’après-Guerre froide. Les pouvoirs en place dans ces pays s’inscrivent donc dans une logique de contestation.
En fait d’« oscillations », les dynamiques en cours dans différentes zones laissent redouter une rupture d’équilibre. Il est vrai que suivre ces questions géopolitiques et remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier – indispensable pour ne pas s’emprisonner dans un discours explicatif « rodé », mais progressivement en porte-à-faux avec le cours de choses –, est intellectuellement stimulant. Il donne aussi le sens du relatif et, dans mon cas à tout le moins, porte à la métaphysique. L’homme passe infiniment l’homme, et l’on ne saurait se résoudre à l’idée que le conflit constitue la réalité suprême. Au-delà des stimulations intellectuelles et des satisfactions que l’esprit peut en retirer, il importe de garder en tête que l’histoire est tragique et la géopolitique dramatique. J’ai constamment en tête une phrase de Jean-François Revel : « Les erreurs d’analyse sont aussi des fautes morales ». Bref, le chercheur en géopolitique doit garder en tête le souci du monde.

Comment décririez-vous l’évolution de la politique internationale russe depuis l’accession de Poutine au pouvoir (en comptant la période où son trône officiel était tenu par Medvedev) ?


La politique menée par Vladimir Poutine a déchiré le voile des illusions quant à la vision du monde de la classe dirigeante russe et au devenir de ce pays. Dès le début de son premier mandat présidentiel, une rupture est marquée avec les années Eltsine, soucieux de rattacher la Russie au monde occidental, i.e. de l’intégrer dans la vaste Communauté euro-atlantique évoquée par James Baker, le secrétaire d’Etat de George H. Bush, au moment de la chute du Mur de Berlin. Les années Eltsine sont marquées par les conséquences de l’effondrement final de l’URSS et de son système, mais aussi par une réelle progression des libertés, dans la foulée des réformes menées sous Gorbatchev. Le « système Eltsine » constitue une polyarchie chaotique qui, au milieu des graves difficultés politiques et économiques de la Russie post-soviétique, ouvrait la possibilité d’une évolution positive. Rappelons toutefois que la doctrine de l’« étranger proche », i. e. la volonté de reconstituer une sphère d’influence exclusive dans l’espace post-soviétique, est formulée dès 1992 à la Douma, pour être reprise au sommet de l’Etat l’année suivante.
Initialement, Poutine pourrait être décrit comme le factotum de la famille Eltsine. Il est propulsé au sommet, avec en toile de fond une nouvelle guerre en Tchétchénie, afin de protéger les intérêts du président russe, de sa famille et des oligarques qui lui sont proches. De fait, sitôt élu président, il amnistie son prédécesseur. Ensuite, ses vues et la politique qu’elles inspirent sont progressivement dévoilées. Il s’agit de reconstituer la puissance russe, voire de donner forme à ce que j’appellerais une « URSS new-look », une forme de soviétisme géopolitique, mais sans le communisme. Bref, mettre en œuvre cette doctrine de l’« étranger proche », dans les faits (intimidation et contrôle indirect des autres « Etats successeurs » de l’URSS) et, sur le plan institutionnel, au moyen de formats visant à compenser les insuffisances de la Communauté des Etats Indépendants : renforcement de l’Union Russie-Biélorussie (1996) ; transformation du traité de sécurité collective de Tachkent (1992) en une Organisation du Traité de Sécurité Collective (2002) ; institution d’un marché commun avec la Biélorussie et le Kazakhstan. L’Union économique eurasienne est l’aboutissement de cette politique. Il importe de conserver à l’esprit le fait que Poutine a plusieurs fois affirmé que la fin de l’URSS était la « catastrophe géopolitique » du XXe siècle (non pas les deux guerres mondiales, le génocide arménien ou l’Holocauste, mais la fin de l’URSS). Et s’il a précisé qu’il serait chimérique de prétendre revenir sur ce passé, c’est la reconstitution de l’URSS « à l’identique » qu’il exclut ; il n’exclut pas d’autres moyens. Depuis, il a de fait mis en œuvre ces autres moyens (jeu sur les conflits dits « gelés », instrumentalisation de la dépendance énergétique, corruption et autres méthodes relevant de l’autoritarisme patrimonial, intimidation, puis lancement d’une « guerre hybride »).

Pensez-vous que les interventions militaires récentes de la Russie en Ukraine puis en Syrie aient réussi à affaiblir l’influence de l’UE et de l’Alliance atlantique sur la carte du monde ?


L’intervention militaire en Ukraine, directe et indirecte (recours à des « proxies », i.e. des forces par procuration) a montré que la rivalité entre la Russie et l’Occident n’était pas seulement une forme de « compétition » encadrée par des règles de juste conduite (le droit international et différents standards). Le rattachement manu militari de l’Ukraine constitue une violation flagrante de l’Acte final d’Helsinki (1975) et du système paneuropéen de sécurité institué au moyen de l’OSCE (Organisation de Sécurité et de Coopération en Europe). À cela s’ajoutent le retrait du traité sur les FCE (Forces conventionnelles en Europe), l’irrespect du Code de Vienne (mesures de sécurité et de transparence des systèmes militaires et des manœuvres), voire à terme la remise en cause du traité sur les FNI (Forces nucléaires intermédiaires), matérialisation d’une nouvelle détente en 1987. À l’évidence, Poutine ne peut plus être considéré comme le « partenaire naturel », bien que rugueux, de l’Occident. Ce qui explique la formation d’un front diplomatique européen et occidental, avec adoption de sanctions internationales. En dépit des divergences initiales, tous les chefs d’Etat et de gouvernement des pays concernés ont compris le risque d’une remise en cause des frontières en Europe. Par ailleurs, l’intervention russe a conduit les gouvernements des pays membres de l’OTAN à renforcer leur « présence avancée » sur l’axe Baltique-mer Noire.
Quant à l’intervention militaire en Syrie, elle démontre la capacité russe à intervenir au-delà de l’« étranger proche », ce qui n’a pas toujours été anticipé par les experts militaires occidentaux. Elle témoigne aussi des ambitions russes au Moyen-Orient, en alliance avec l’Iran (le régime de Damas n’est qu’un protégé). En exploitant les hésitations de l’Administration Obama dans l’affaire syrienne et sa volonté de ne pas compromettre la conclusion d’un accord sur le nucléaire avec Téhéran (14 juillet 2015), Poutine entend non seulement reprendre pied dans la région, mais veut éclipser l’influence et le pouvoir des États-Unis au Moyen-Orient. À cet égard, la visite du roi d’Arabie Saoudite à Moscou a été présentée en Russie comme une grande victoire diplomatique. Ces rivalités constituent l’une des dimensions de la remise en cause par Donald Trump de l’accord nucléaire iranien. Il semble qu’au départ cette nouvelle Administration ait cru pouvoir dissocier la Russie de l’Iran, en reconnaissant de facto à Moscou un droit de regard sur la Syrie. Condition sine qua non : tenir les Gardiens de la Révolution à l’écart de la Méditerranée orientale et du plateau du Golan. Cependant, Poutine a des ambitions plus larges dans la région qui reposent sur une alliance avec Téhéran.

Pouvez-vous nous présenter succinctement ce qu’est l’Union Eurasienne, le projet de puissance au centre du nouveau mandat de Vladimir Poutine ? Quelles sont les étapes indispensables pour y parvenir selon vous ?


L’Union économique eurasienne relève d’un projet géopolitique plus vaste et plus ambitieux évoqué plus haut, mais en partie contrarié par les faits. Dès 1993, la doctrine de l’« étranger proche », évoquée précédemment, est énoncée à la Douma et reprise au sommet de l’Etat : il s’agit de reprendre le contrôle direct ou indirect de la plus grande partie possible de l’ex-URSS. La doctrine eurasiste donne une touche historique, culturelle et civilisationnelle à un projet néo-soviétique. En revanche, les tentatives d’intégration de la CEI (Communauté des Etats indépendants) échouent. Ce cadre post-soviétique, instauré pour liquider l’URSS (1991), tout en préservant des relations techniques et fonctionnelles entre les anciennes républiques soviétiques, s’avère inadapté à un projet néo-soviétique ; un certain nombre de pays entendent conserver leur souveraineté. Diverses esquisses aboutissent au projet d’Union eurasienne, présenté par Poutine, en octobre 2011, comme la grande réalisation du prochain mandat présidentiel. Dans son esprit, l’Ukraine devra renoncer à ses aspirations européennes et intégrer cette union, mais l’insurrection civique de la fin 2013, en réponse aux pressions russes, a modifié le cours des événements.
L’Union eurasienne a officiellement été lancée au 1er janvier 2015. Elle regroupe la Russie, le Belarus, le Kazakhstan et l’Arménie, bientôt rejoints par le Kirghizstan. L’absence de l’Ukraine réduit la part des Slaves orthodoxes au sein de cette union qui, de ce fait, est plus eurasiatique qu’envisagé au départ. En son sein, le Belarus et le Kazakhstan, qui refusent de reconnaître les remaniements politico-territoriaux en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud) et en Ukraine (Crimée), se méfient de la Russie et cherchent à limiter l’union eurasienne à la sphère économique ; la percée de la Chine populaire en Asie centrale et dans le bassin de la Caspienne, bientôt renforcée par le projet des « Nouvelles routes de la Soie », assure au Kazakhstan une certaine marge de manœuvre. La stagnation russe limite également la portée effective de l’Union eurasienne dans la sphère économique.

En s’étendant régionalement – Crimée, Donbass – et en imposant le régime de Bachar Al Assad comme interlocuteur incontournable au règlement du conflit syrien, la Russie a-t-elle d’ores et déjà reconquis une part importante de sa puissance, c’est-à-dire réussi à imposer son autorité dans les rapports de force ?


Aux États-Unis comme en Europe, Bachar Al Assad n’est pas reconnu comme un « interlocuteur incontournable ». Il y a peu encore, on comptait plutôt sur la Russie pour servir d’intermédiaire et exercer une pression sur Damas. Nous n’en sommes plus là, semble-t-il, et les tensions entre Russes et Américains, dans l’Est syrien, sont fortes. Quant à la réalité de la puissance russe dans cette affaire, les avis sont partagés. Certains insistent sur les réussites tactiques, mais au niveau politique, l’impasse est totale (voir les négociations de Genève sur la transition politique en Syrie). Poutine cherche à contourner l’ONU au moyen du « processus d’Astana », i.e. d’une entente entre Russes, Iraniens et Turcs pour instaurer des cessez-le-feu et des zones de désescalade : une approche par le bas. On peine encore à voir ce que cela donnera. Les intérêts à long terme sont divergents et les logiques de conflit sont profondément enracinées. À tout le moins, la Russie a sauvé le régime de Damas, a repris pied au Levant (le Proche-Orient) et renforce sa présence militaire en Méditerranée orientale. Ce n’est pas négligeable.

Infiltrée à de nombreux niveaux – politique, administration, pouvoir religieux, médias, etc. – l’Ukraine est-elle complètement sujette de l’idéologie russe ?


Il y a bien eu un processus d’infiltration, particulièrement pendant la période au cours de laquelle le pays a été gouverné par Viktor Yanoukovitch et le Parti des Régions. On en a vu les effets lors du rattachement de la Crimée et du lancement d’une guerre hybride au Donbass. Cela dit, l’Ukraine a tenu bon et, contrairement aux attentes des idéologues de la « Nouvelle Russie », ne s’est pas cassée en deux, de part et d’autre du Dniepr. Depuis 2014, le gouvernement ukrainien conduit un véritable retournement géopolitique et si cassure il y a, c’est entre l’Ukraine et la Russie. Non, l’Ukraine n’est pas assujettie à la Russie, moins encore sur le plan idéologique.

Selon vous, la violation des droits internationaux – par exemple lors de l’annexion de la Crimée –, prouve-t-elle que Poutine est prêt à tout afin d’étendre la zone d’influence de son pays ?


Il est prêt à aller beaucoup plus loin que les dirigeants occidentaux ne l’envisageaient. Ces derniers pensaient que Poutine cherchait principalement à rehausser son pouvoir de négociation avec l’Occident afin d’améliorer les « termes de l’échange ». Un peu comme un actionnaire minoritaire qui voudrait « monter » au capital d’une firme, sans remettre en cause l’existence de cette dernière ; les rivalités géopolitiques ne sont pas réductibles à des marchandages. La suite des événements dépend de la résolution des gouvernements occidentaux et d’un effort de longue haleine. Poutine a le sens des rapports de force, mais cela ne signifie pas qu’il est prêt à renoncer à son entreprise. Il pense que le temps joue contre les solidarités géopolitiques européennes et transatlantiques.

L’élection de Donald Trump et la présence de certains conseillers pro-russes laissaient penser à un rapprochement plutôt inédit entre les deux nations. Qu’en est-il à ce jour ?


Nous n’en sommes plus là. Les attentes de certains conseillers de Donald Trump, amplifiées par le sens de la provocation de ce dernier, ont buté sur la réalité et la gravité des antagonismes ainsi que sur les contradictions internes de cette esquisse de politique étrangère américaniste. Moins encore qu’au XXe siècle, l’isolationnisme n’est décidément pas praticable et une politique de « benign neglect » à l’égard de la Russie retentirait sur les positions américaines dans le monde.

Peut-il exister une tendance de certains observateurs à décoder les enjeux géopolitiques internationaux au prisme de la Russie et du moindre de ses mouvements ?


Le fait est que Poutine, par ses choix, ses initiatives et ses mouvements, a mis la Russie au premier plan de la scène politico-médiatique, mais l’ample couverture accordée à la politique étrangère russe, l’agression de l’Ukraine (après celle de la Géorgie en 2008), l’intervention en Syrie et les différents bras de fer diplomatiques justifient l’attention accordée. Après une longue période de déni, on semble comprendre que nous basculons dans un ample conflit géopolitique, une sorte de nouvelle guerre froide. L’expression se justifie d’autant plus que les dirigeants russes s’inscrivent dans cette logique et ont le sentiment de tenir – ou presque – leur revanche sur la charnière 1989-1991 qui marque le passage d’une époque à une autre. On peut estimer que la couverture de la politique russe est excessivement dramatique, mais la géopolitique est par définition dramatique (des conflits entre pouvoirs, sur et pour des territoires). En revanche, il est vrai que l’attention accordée à la Russie ne doit pas occulter la montée en puissance de la Chine populaire dont les capacités et les ambitions seront peut-être la cause d’un « grand renversement » du rapport des forces dans le monde. D’une certaine manière, les dirigeants russes luttent à long terme pour ré-émerger entre un ensemble américano-occidental d’une part, une « Chine-Asie » de l’autre. Dans l’immédiat, ils cherchent des appuis en Asie afin de peser en Europe et contre les États-Unis.

Pensez-vous que l’escalade de la tension entre le régime nord-coréen et les États-Unis, alimentée par deux figures qui semblent déterminées à affirmer leur puissance, puisse avoir de graves conséquences ?


Je ne mettrais pas les deux personnages sur le même plan. Envers et contre les résolutions des Nations unies, les engagements pris à l’époque de l’Administration Clinton et la promesse chinoise de tenir un rôle responsable dans cette crise, le régime nord-coréen n’a cessé de contourner les obstacles afin de se doter d’un appareil balistico-nucléaire. Les analyses les plus « alarmistes » des dernières années sont aujourd’hui confirmées. Derrière la Corée du Nord, il y a la Chine populaire qui instrumentalise cette crise pour affaiblir les alliances américaines dans la région et mettre en place sa sphère d’influence, tout comme dans cette « Méditerranée asiatique » que constitue la mer de Chine méridionale, au mépris du droit de la mer. Par esprit de méthode, je répondrai qu’il faut prévoir le pire, pour qu’il ne se produise pas.
Dans le cas présent, il y a bien un péril majeur, au niveau de l’Asie-Pacifique, mais aussi du monde entier, ne serait-ce que par les effets indirects d’une grande guerre étatique dans la région. Il faut avoir en tête le fait que la mondialisation, loin d’être une théorie ou une option idéologique, est un fait « massif », y compris sur le plan géostratégique et, partant, géopolitique. Du reste, lorsque la mondialisation marchande s’effondre dans les années 1930, avec la fragmentation de la planète économique en quelques grandes « plaques » commerciales et monétaires, la mondialisation guerrière prend bien vite le relais. Aujourd’hui, les interactions sont bien plus denses, les effets de propagation encore plus rapides et les risques dits « systémiques » sont extrêmement élevés. Alors, oui, le pire est possible. À ce propos, rappelons que la France est aussi une puissance du Pacifique. Outre les régions et départements d’outre-mer et le domaine maritime induit dont elle dispose dans le bassin Indo-Pacifique, elle est l’une des puissances garantes de l’armistice de Panmunjom (27 juillet 1953). Elle met également en place des « partenariats stratégiques » avec l’Inde et l’Australie, et entretient des rapports suivis avec le Japon.

Est-ce que cela pourrait conduire d’autres Etats (Corée du Sud, Japon, Iran, etc.) à se munir d’armes nucléaires ? Ce pourrait-il être un point d’entrée vers une forme de non-retour ?


De prime abord, il convient de bien comprendre que la dissuasion nucléaire n’est pas une loi du monde : on peut craindre que l’arme nucléaire nord-coréenne soit destinée à d’autres usages, notamment à ce que les spécialistes appellent la « sanctuarisation agressive ». À l’abri de ses armes nucléaires, Pyongyang pourrait se lancer dans une offensive contre la Corée du Sud, en pariant sur un retrait américain en cas de guerre. Ce serait l’échec de la dissuasion élargie. De fait, d’autres Etats dans la région pourraient anticiper ce retrait américain et se doter de l’arme nucléaire afin d’assurer leur propre défense. On entend ces voix en Corée du Sud, dans une moindre mesure au Japon. Le même scénario est évoqué au Moyen-Orient où l’Iran verrait sa puissance démultipliée par l’arme nucléaire. En retour, les autres grands acteurs régionaux ne resteraient pas dans l’attentisme stratégique. C’est ce que l’on nomme la « prolifération en cascade ». Mécaniquement, la multiplication des puissances nucléaires accroît la probabilité d’emploi de ces armes. Là encore, le pire est possible et doit donc être envisagée. Cela nous rappelle Herman Kahn : « penser l’impensable ».
 
 
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Entretien réalisé par le service communication.

Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l’Institut Français de Géopolitique, et chercheur associé à l’Institut Thomas More. Accueilli à Paris 8 par Yves Lacoste et Béatrice Giblin pour s’y intéresser durant sa thèse au projet français de défense européenne, celui qui fut professeur d’histoire-géographie s’y est progressivement mué en spécialiste de la Russie.

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