« Le nez dans les atlas »


Philippe Subra enseigne à l’Institut français de géopolitique. Spécialiste de l’aménagement du territoire, il propose sa lecture de l’abandon du projet à Notre-Dame-des-Landes par le gouvernement, et se projette sur les conséquences d’une telle décision, tant pour l’Etat que pour les défenseurs de l’environnement.
 
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
J’ai commencé par travailler pendant une douzaine d’années dans un bureau d’études d’aménagement et d’urbanisme, après quatre ans à Sciences Po, dont ce qui s’appelait un DESS. Puis j’ai décidé de me reconvertir et je me suis inscrit au DEA de Géopolitique qu’Yves Lacoste et Béatrice Giblin venaient de créer, en 1989, année géopolitique !
 
Comment en vient-on à se spécialiser sur l’aménagement du territoire ?
On passe une partie de son enfance le nez dans des atlas, on commence à grandir dans la France des Trente glorieuses, on continue dans celle de la crise économique et on s’ouvre aux nouvelles problématiques comme l’écologie. J’ai travaillé, en bureau d’études, puis fait ma thèse sur le Valenciennois, une région industrielle en crise du Nord de la France et c’est une expérience que je n’oublierai jamais.
 
Quelle lecture faites-vous de l’abandon du projet d’aéroport par le gouvernement ?
C’est une décision avant tout politique, prise sur la base d’une analyse des risques politiques que comportaient pour le gouvernement les deux options possibles : d’un côté, celui d’être accusé de faiblesse et de mépriser le vote populaire (55% de oui au « référendum » local de juin 2016, dans des conditions, il est vrai, très contestées et contestables), les élus locaux (majoritairement favorables au projet) et les décisions de justice (toutes en faveur du projet) ; de l’autre la certitude d’une relance du conflit avec une opération d’évacuation à haut risque, pouvant basculer dans le drame, comme à Sivens en 2014 (mort de Rémi Fraisse).
Cette décision est donc aussi le résultat d’un rapport de forces que les opposants ont su construire dans la durée, grâce à la résistance des opposants locaux, mais aussi des zadistes, sans qui l’aéroport aurait été construit depuis longtemps.
Enfin, c’est un modèle de sortie de crise, parfaitement conçue et exécutée, avec la nomination des trois médiateurs, le temps donné pour que le conflit repose et les esprits se calment, les nombreuses consultations d’élus et d’acteurs locaux, la visite d’Edouard Philippe sur place, la discrétion de Nicolas Hulot.
 
Que pensez-vous qu’il pourrait advenir de la ZAD ? Est-il envisageable qu’elle devienne une « zone d’autonomie définitive », selon la volonté de certains de ses occupants ?
Le scénario le plus probable est celui d’une normalisation progressive de la ZAD mélangée à une forme d’expérimentation et d’innovation sociétale et économique : le départ des zadistes les plus radicaux, faute de combat à mener sur place, pour d’autres lieux de mobilisation, comme le projet CIGEO à Bure (centre de stockage souterrain de déchets nucléaires), des solutions juridiques pour permettre le maintien de zadistes engagés dans des projets agricoles ou économiques. Donc, ni un territoire totalement alternatif, ni un territoire totalement normalisé, quelque chose entre les deux où l’innovation et la critique radicale de la société et du modèle de développement dominant portées par les zadistes, tout en étant devenues « acceptables » par la société française, contribueraient à faire évoluer celle-ci.
 
Comment le terme ZAD est-il né ? Que renferme-t-il ?
C’est le détournement ironique du sigle qui désigne une procédure d’aménagement (la zone d’aménagement différé), qui permet à un aménageur de préempter un terrain pour une opération future. Avec la « zone à défendre » ce sont les opposants qui préemptent le terrain à la barbe de l’aménageur. L’expression a des connotations positives pour une partie de la société française, très négatives pour une autre qui y voit un synonyme de « zone de non-droit », au point que certains opposants dans d’autres conflits (comme à Bure) refusent de se qualifier de zadistes, tout en cherchant à occuper le site du projet qu’ils contestent, ce qui est la définition d’une ZAD.
 
La mort de Rémi Fraisse à Sivens a-t-elle, malgré elle, œuvré à la légitimation de la ZAD comme lutte « juste » auprès de l’opinion public ?
Elle a contribué à faire adopter par une partie de l’opinion une lecture des faits favorable aux opposants, « victimes de la répression » et « défenseurs désintéressés de la Nature ». La personnalité de Rémi Fraisse, un jeune étudiant en botanique, non-violent, adhérent de France Nature Environnement, a évidemment joué.
 
Le succès des opposants à NDDL peut-il modifier la forme de la contestation environnementale ?
Elle va sans doute encourager une certaine radicalisation, en montrant qu’il est possible de faire reculer les grands élus, l’Etat et un grand groupe comme Vinci. Elle va favoriser la diffusion de l’idée que les grands projets sont à la fois inutiles, mauvais pour l’environnement, et « imposés », c’est-à-dire adoptés de manière non-démocratique. Même si je ne pense pas que le gouvernement soit prêt à reculer sur d’autres dossiers. Si d’autres grands projets sont abandonnés, ce sera avant tout pour des raisons financières.
 
Pensez-vous que le mode de lutte de la ZAD puisse essaimer encore davantage ? A Bure, et ailleurs ?
Les ZAD se développent et surtout survivent quand certaines conditions sont réunies : un conflit ancien, des opposants locaux sur la défensive qui ont besoin de renfort, un terrain facile à défendre contre les forces de l’ordre (relief, forêt, bocage), une opposition locale déjà forte, la proximité d’une grande ville avec ses nouvelles classes moyennes sensibles à la cause écologique et ses étudiants. A Bure, le territoire occupable est réduit (200 ha, 1/8 de Notre-Dame-des-Landes, mais plus qu’à Sivens), l’opposition locale est faible, à côté il y a Bar-le-Duc et Chaumont, pas Nantes ou Toulouse, mais le nucléaire est une thématique mobilisatrice, ce qui compense en partie ses « défauts ».
 
Pourquoi les ZAD, lorsqu’elles bénéficient de suffisamment de soutiens humains, sont-elles si difficiles à contrôler pour les pouvoirs publics ?
Parce qu’évacuer des opposants qui résistent, y compris par la violence, produit des images de répression qui seront repris en boucle par les médias et sur internet. Et qu’une évacuation peut toujours être suivie d’une réoccupation, comme ce fut le cas un mois à peine après l’opération César (octobre 2012), à Notre-Dame-des-Landes, avec un grand renfort de sympathisants.
 
Quelles sont les recherches qui vous occupent actuellement ? 
Je travaille beaucoup sur cette question de la radicalisation de la contestation environnementale et sur le développement de cette contestation dans les pays du Sud, dans des conditions sensiblement différentes (faiblesse ou absence d’Etat de droit, de liberté de manifester), avec des acteurs et des méthodes en partie différentes (rôle des communautés indigènes et des réseaux sociaux).
 
Quels enseignements donnez-vous ?
Des cours sur les conflits d’aménagement et environnementaux, sur la question de la gouvernance territoriale, de la démocratie et des enjeux géopolitiques internes, comme la réforme territoriale en France, l’idée de Nation. Et puis, comme tout le monde à l’Institut Français de Géopolitique, j’encadre beaucoup de mémoires de M1 et de M2, de thèses (une dizaine) et je dirige le parcours de Géopolitique locale du Master de géopolitique.
 
Quel plaisir prenez-vous à transmettre ?
Rendre intelligible ce qui est complexe, dans l’exercice oral qu’est le cours ou dans l’écriture. Et puis le plaisir de travailler avec des jeunes qui, mystérieusement, ont toujours le même âge (entre 21 et 27 ans, en gros), quand moi je prends un an chaque année, qui ont beaucoup à apprendre, mais qui m’apportent beaucoup et qui feront la société française de demain.
 
Entretien réalisé par le service communication.
 
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Lire le résumé du dernier ouvrage de Philippe Subra.

Philippe Subra enseigne à l’Institut français de géopolitique. Spécialiste de l’aménagement du territoire, il propose sa lecture de l’abandon du projet à Notre-Dame-des-Landes par le gouvernement, et se projette sur les conséquences d’une telle décision, tant pour l’Etat que pour les défenseurs de l’environnement.

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