Volmir Cordeiro, sensible à l’invisible


Volmir Cordeiro, sensible à l’invisible


Volmir Cordeiro est à Paris 8 depuis six ans. Il poursuit actuellement sa thèse, qui porte sur « les figures de l’exclusion dans la danse contemporaine », et son activité de danseur professionnel. Enfance artistique brimée au Brésil, à Concórdia – la ville qui l’a vu naître à la danse et aguerrir ses désirs –, rencontre avec la chorégraphe Lia Rodrigues, arrivée au Centre national de danse contemporaine à Angers… Volmir s’est confié avec beaucoup de sincérité. Attention, feu d’artifice réflexif et sensible.

Comment devient-on danseur ?


Je crois qu’il existe une multiplicité de parcours pour devenir danseur. Comme le corps, qui peut prendre une multitude de formes. Dans la petite ville où je suis né, j’ai pu très tôt assister à des spectacles de danse professionnels, qui portaient l’expérimentation esthétique à la lisière entre théâtre et danse. C’était une chance immense. Trois types de spectacles alternaient : la danse, le théâtre et la musique. J’étais un spectateur assidu, fou, obsédé. J’ai commencé la danse à l’école primaire. Je dansais autour des filles, et j’étais le seul garçon. J’étais considéré comme un homosexuel, quelqu’un de forcément déviant et marginal. Mais cela ne m’a jamais m’empêché de faire de la danse. Au contraire. Je suis devenu un danseur à mesure que la danse devenait pour moi un refuge, un lieu ouvert et réceptif où il était possible d’être ce que je voulais être, de mener l’invention de mon corps selon mes désirs et de détourner la tentative de normalisation oppressive de ma petite ville natale, conservatrice et parfois écrasante. Plus tard, ma formation de danseur n’a pu s’exprimer qu’en intégrant des groupes professionnels – comme Cena 11 Compagnie de Dança et le groupe de Lia Rodrigues – et à travers mes études universitaires, dédiées au théâtre. En passant d’un espace à l’autre depuis mes dix-sept ans, j’ai ressenti la nécessité d’articuler recherche et pratique, et de diviser mes journées entre travail universitaire et construction de spectacles et de pratiques artistiques spécifiques. Lire, écrire, analyser, être critique vis-à-vis des œuvres et trouver des formes intelligibles pour partager ces analyses a toujours été pour moi fondamental. Pour préserver chaque chose en devenir, il me paraît indispensable de ne jamais achever. Je veux garder mon « devenir danseur » dans son état, sa permanence, sa constante métamorphose et sa capacité de développement. Il faut s’affranchir des lieux communs : passage obligatoire par le ballet, par le jazz, multiplication des spectacles sur toutes les scènes, uniformisation du corps du danseur, etc. Je pense au contraire que pour devenir danseur il faut rester ouvert aux différences, se nourrir sans cesse d’étrangeté, et préférer dès que possible emprunter un chemin détourné.

Est-ce grâce à la politique culturelle brésilienne que vous avez pu découvrir des disciplines artistiques ?


Non. Il n’y a pas de politique culturelle digne de ce nom au Brésil. En tout cas, pas à destination de la danse… Sous l’impulsion du gouvernement de Getùlio Vargas, en place entre 1930 et 1945, une forme de politique culturelle est apparue, et a donné naissance à des institutions dédiées au cinéma, au musée, au livre, à la radio. Mais ces structures laborieusement mises sur pied ont été balayées d’un revers de main par la dictature (1964-1985), puis par le gouvernement de Fernando Collor (1990-1992). Les notions de politiques culturelles sont très récentes au Brésil. La danse est un des arts qui souffre le plus de ce manque. J’ai découvert les disciplines artistiques à l’école. Dans ma famille, personne n’a de métier lié à l’art : mon père est routier, et ma mère est femme au foyer. J’ai adoré l’école, espace de tous les possibles, surtout lorsqu’on habite dans une petite ville au sud du Brésil. Il n’y avait ni divertissement, ni projet culturel à destination des enfants. L’école s’est muée en un lieu d’apprentissage accéléré, et, avec le petit théâtre de la ville de Concordia, m’a ouvert à l’art et encouragé dans mon désir de devenir artiste. Plus tard, lorsque j’ai rejoint l’univesité, les compagnies professionnelles de danse et la France, mon attachement à l’art était d’ores et déjà profond. J’avais surmonté de tels obstacles, et issus de tant de milieux, que rien ne pouvait plus m’ébranler.

Comment cette pratique a-t-elle été perçue au départ par vos camarades d’école et par votre entourage ?


Cela n’a pas été facile. Je me suis senti très tôt comme « dépossédé corporellement ». L’exposition de mon corps semblait davantage guidée par les paroles traumatiques de mes camarades que par ma propre sensibilité. Pendant une quinzaine d’années, j’ai dû constamment contester l’idée que ma pratique de la danse me rendait obscène et marginal. On m’a frappé à l’école car on ne supportait pas ma façon de marcher. D’un côté j’étais la cible du plus grand rejet, et de l’autre j’étais encouragé par des enseignants, des amis, ainsi que ma mère et ma sœur.

Quel rôle a joué votre expérience du théâtre dans votre appréhension de la scène, de votre corps et de vos déplacements en tant que danseur ?


La scène pose une altérité. On s’expose à quelqu’un. À un public. On s’ouvre, on est disposé, disponible, sensible à leur réception. Le public de mes pièces était souvent celui qui, hors de la scène, me réduisait à une figure d’homosexuel-travesti-marginal. J’ai par conséquent dû réfléchir au moyen d’assimiler ce contexte, et à disposer mon corps en fonction. Le théâtre a été un refuge. Le théâtre, la scène, la pratique corporelle ont œuvré à ma propre reconnaissance de ce que je suis. Cela a forgé mon rapport à l’art, à la recherche ainsi qu’à mon corps. Ce sont des entités ouvertes aux singularités d’autrui, donc disponibles aux affections du dehors, et formant un tissu sensible. Je comprends mon corps comme quelque chose de constamment exposé, visible et comme quelque chose d’étrange, jamais placé comme il faut, toujours à la marge des modes d’emploi normatifs. Comprendre le corps comme un réseau sensible et relationnel provient de ma pratique artistique. La scène et la danse m’ont sauvé d’une pensée me dictant que j’avais peut-être trop de corps, que j’excédais une intelligibilité corporelle aberrante. Elles m’ont rendu une place, un courage, une pratique critique, une relation aux normes, un pouvoir d’agir, une liberté. En construisant la dépossession des paroles traumatiques de mon enfance sans jamais renoncer à l’altérité, et sans avoir peur de l’autre, j’ai eu une expérience artistique fondatrice. Disloquer la douleur pour en faire un geste, reconnaître la force du contexte quand celui-ci pousse une détermination, localiser le soi comme offert aux autres : voilà quelques-unes des pistes formatrices d’un corps de danseur.

Est-ce pour rejoindre le Centre national de danse contemporaine à Angers que vous êtes venu en France ?


Oui. Tout à fait.

Quel rôle a joué Lia Rodrigues (qui a notamment installé sa compagnie dans une favela de Rio) dans votre épanouissement et le débordement du cadre, la continuelle recherche de votre travail artistique ?


Ma rencontre avec Lia et ce qu’elle développe – une école de danse, des collectifs et la perpétuation d’une compagnie de danse professionnelle – a correspondu à une de mes périodes artistiques les plus fécondes. J’ai découvert le CNDC d’Angers lors d’une tournée en France avec Lia. Je dansais dans son spectacle Pororoca, co-produit par le CNDC. J’ai à cette occasion entendu parler du master ESSAIS et décidé de rejoindre Angers trois ans plus tard, en septembre 2011. Lia crée des espaces, installe des intervalles au sein de logiques dominantes, que sont réfléchir et danser. Elle a construit des liens étroits avec la Maré, une communauté très pauvre de Rio. Sa manière d’agir, son attitude et sa danse correspondent à des processus de socialibilisation, de relation, de prise en compte d’autrui qui laissent en suspension nos habitudes, qu’elles soient spatiales ou temporelles. J’ai rejoint sa compagnie à vingt-et-un ans, quatre ans après avoir quitté ma ville natale. J’ai donc débarqué à Rio, dans un centre en construction qu’elle avait déniché au beau milieu d’une favela, et dans un contexte semblable à celui d’une guerre civile. Il faisait très chaud. La violence était omniprésente, parfois la police envahissait brutalement les lieux. L’inventivité débordait mais il n’y avait personne pour la reconnaître. J’ai perçu l’invitation de Lia certes comme un moyen de me rapprocher de la danse, mais également comme un moyen d’en renverser le statut élitiste. Lia m’a encore davantage « ouvert les yeux et le corps aux autres », à un travail de responsabilité collective, qui va de pair avec la formation d’une sensibilité. Décentrer le soi et reconfigurer les paysages du visible, partager de nouveaux possibles d’interaction, avoir un goût pour l’étrange, l’inattendu, le risqué, autant d’objectifs que je poursuis dans mon travail scénique et universitaire.

Les personnages auxquels vous donnez vie sur scène sont-ils des gens que vous avez croisé dans la réalité ?


C’est une question très complexe car elle ouvre tous les sens de ma poétique chorégraphique. Les notions de personnage, de « donner vie », de gens, de croisement et de réalité peuvent rencontrer maints aspects de ma « fabrique sensible ». Ce que je donne à voir des gens que je croise réellement ou que je croise par l’imagination forme les personnages-figures dont la vie est censée être reconnaissable par le spectateur. D’une certaine façon, ce sont toutes des figures que j’ai rencontrées, sans que cela sous-tende pour autant que j’ai eu une relation continue avec eux. Ce sont aussi des figures imaginées, imagées, rendues visibles, puisque je les conçois hors de la réalité. Le croisement implique des façons de faire lien, de soutenir, de proposer d’autres formes d’apparition et travailler sur le droit à l’apparition, droit si cher aux marginaux. Ce sont des gens dont la possibilité de reconnaissance et du croisement de regard dans le réel sont toujours menacés. Je cherche à rendre possible ce croisement, à en créer les conditions, que ce soit dans le réel-réel, ou dans la réalité de mes pensées autour de la reconnaissance de ces corps.

Comment transforme-t-on une idée en danse ? Quel est le cheminement pour donner mouvement à de la pensée ?


Deleuze disait qu’il est très rare d’avoir une idée. C’est pour lui comme une fête, et la fête est rare. Je suis tout à fait d’accord avec lui. Je pense que la danse se nourrit de matériaux très divers, dont certains ne sont pas même conscients. Mon processus de création commence par de grandes plages de lecture, et à partir de mots éparpillés dans des cahiers d’écriture. Je passe du temps à lire et à prendre des notes. J’extrais ensuite les lignes directrices de mes idées chorégraphiques, je les organise, je les classe, j’invente des modalités d’approche ; quelle note peut servir à penser l’adresse ? quelle pensée se destine plutôt à la corporéité ? quelle image décrite en mots peut s’exprimer en gestes ? Je pousse les notes à un « devenir question », à former un groupe d’énoncés qui s’associent et se dissocient sans cesse. Puis, je commence à avoir l’idée de la pratique physique de ces notes. Je produis beaucoup et, pour cette raison, je place toujours une poubelle non loin de moi : il faut absolument se débarasser de ce qui a pris l’apparence d’une idée. J’analyse ce que je fais, je critique, je discute avec mon équipe de travail ; le dialogue est un outil indispensable au moment de saisir l’idée en train de naître, et définir ses possibles orientations. Je n’arrive pas avec une idée entièrement cernée ; il me faut la découvrir au cours du processus de travail. Mes idées n’émergent qu’en travaillant. Elles sont souvent un agencement de plusieurs idées : danser devient un moyen de les cartographier.

Pouvez-vous nous parler de votre thèse, organisée autour des figures marginales dans la danse (« Le peuple, le pauvre, l’anonyme : figures de l’exclusion dans la danse contemporaine ») ?


J’ai commencé cette thèse avec une interrogation : comment est-il possible d’imaginer un travail réflexif (comme une création chorégraphique) en tant qu’artiste-chercheur qui ne s’imagine pas sans œuvre, ni sans les œuvres d’autres artistes ? La spécificité de ma façon de faire de la danse et de la recherche dans les milieux artistique et universitaire (entre autres) est liée à la thématique des figures marginales dans le champ chorégraphique, introduites afin de construire une poétique locale, qui regarde ailleurs, comme cela a été soulevé par les oeuvres des chorégraphes brésiliens Marcelo Evelin, Luiz de Abreu et Micheline Torres. Je propose de réfléchir aux figures marginales dans le champ chorégraphique à partir de l’invention de ressources permettant de saisir des poétiques et politiques de l’altérité marginale sur scène. Ce à partir de trois axes fondamentaux : le sentiment de voir un marginal sur scène ou la vision réelle du spectateur ; la fabrique de la figure et les rapports d’approximation et de recul de l’artiste lorsqu’il s’inscrit dans le réel, et le triangle artiste-marginal-spectateur dans sa mise en « bonne distance » de l’un à l’autre comme expérience de communauté. En partant de Ciel, monpremier solo en tant que chorégraphe en 2012, je m’oriente vers un réseau poétique des œuvres avec lesquelles une certaine thématique me semble féconde ; j’enquête sur une proposition conceptuelle de ce qui fait/est marginal en danse, dans ce que les œuvres désignent des politiques novatrices dans les paysages du visible.

Pourquoi s’intéresser à ceux qui restent dans cette lisière, qu’on représente peu ? Qu’est-ce qui vous a amené à parler des exclus ?


Je suis marqué par leur présence ambivalente, polyvalente, mélange de force et de souffrance. Ce sont des vies traversées de malheurs, d’ardeurs, de violences, d’excès, ainsi que de grandeurs, un pouvoir de provoquer de nouvelles forces, de heurter le pouvoir dominant et d’échapper aux pièges. Cette dualité est à la base de mon intérêt pour les exclus. De cette ambivalence se construit l’analyse des œuvres chorégraphiques du corpus de ma thèse. Je dois comprendre comment les chorégraphes composent, montent et agencent esthétiquement ces contradictions. Comment renouvellent-ils les paysages du visible et de l’invisible ? L’existence des exclus est consituée d’un versant émancipateur et d’un versant contraignant. L’équilibre violence-liberté intervenant dans un processus de survie et de « trop de vie » permet une lecture critique de notre société occidentale.
 

Pourquoi vouloir inviter aussi sur scène des « personnages quelconques », ni pros ni amateurs de danse ?


Je m’intéresse avant tout aux processus d’approximation et de distance, d’incorporation et d’incarnation qu’un danseur peut ressentir. Il faudrait observer dans quelle mesure un amateur devient marginal dans le champ chorégraphique. L’amateur est proche de la danse et de sa pratique, il l’« aime » sans même faire partie des dynamiques, ni de l’histoire et de l’évolution de la danse. Au contraire les pros sont les « vedettes » de ce mécanisme. Ils s’importent avec leurs droits d’auteur, l’histoire de leur œuvre, le développement et la transmission de leurs pratiques. Les « personnages quelconques » arrivent tels quels. Ils sont mis en mouvement par leurs désirs. Ils n’ont que faire de leurs spécificités, leurs qualités, « leurs propres ». Ce n’est donc pas vraiment la question de la qualification d’un savoir ou bien sa requalification qui m’intéresse, mais plutôt la corporalité qu’un danseur peut produire lorsqu’il revient aux marges. Il évoque donc les modalités de visible, les modes de perception, les engagements. Ce processus doit parvenir à faire comprendre le spectacle comme opportunité de faire communauté. Cela n’a rien à voir avec singer sur scène la manière dont les marginaux se comporteraient, et ainsi ne produire qu’une uniformisation de leur présence. Il s’agit d’activer de nouvelles façons de les regarder et, partant, de décloisonner des visions établies pour distinguer en eux la puissance mobilisatrice de créer un autre monde.

Si les marginaux, les oubliés, les sans-voix retrouvent un souffle et un mouvement dans vos chorégraphies, ne regrettez-vous pas que le public de la danse contemporaine ne soit pas « du peuple » ?


Tout est affaire de contexte. Il me semble difficile de définir ce peuple ; c’est une opération discursive qui implique des lignes de démarcation et de partialité. Je regrette que l’exclusion des sans-voix se soit généralisée, tant sur la scène que dans la salle, et que ce phénomène passe complètement inaperçu dans le domaine artistique. En niant ce problème, on s’interdit de questionner la notion de frontières, pourtant indissociable pour inclure un « peuple » dans un autre « peuple », puisque nécessitant leur négociation, leur reconnaissance, ou leur abolissement. Je pense que l’ouverture des frontières est une question dont la danse doit se saisir urgemment. Il faut sortir de son microcosme, de son petit monde balisé par des festivals pointus et des scènes qui crédibilisent les artistes avant même de voir ce qu’ils ont fait. Ou bien qui les décridibilisent, puisque ce système se veut infaillible. Je regrette que la danse ne se demande pas assez à qui elle s’adresse, ou à qui elle pourrait s’adresser. Si chaque artiste se posait cette question, il se rendrait compte du nombre de personnes qu’il omet de considérer. À cet égard, nos manières de faire de l’art mériteraient de changer.

Comment la danse pourrait-elle s’intégrer dans l’espace public et décloisonner le seul espace de la scène et de l’institution, pour venir par exemple au bas de l’immeuble ou au milieu du champ ?


Je reviens à ma thèse et vous donne un exemple. Le chorégraphe Marcelo Evelin a développé, en partenariat avec le collectif Nucleo do Dirceu, à Teresina dans le nord du Brésil, le projet « 1000 Maisons ». Ce projet consiste à rendre visite à 1000 maisons du quartier, le Dirceu, où cet artiste a créé un espace dédié à la danse. Le Dirceu se distingue par son indigence, et l’indifférence totale qu’il porte à la programmation artistique de cet espace. Durant deux ans, l’objectif a été de créer des liens avec le voisinage pour le rapprocher du centre d’art. Ce projet s’est conclu par la réalisation d’une pièce-installation dansée par les artistes du Nucleo do Dirceu, et d’un livre regroupant photos et textes immortalisant l’expérience. Même si la réussite n’a pas été pleine et entière, il faut saluer la tentative d’ouverture et d’intégration de l’art à des lieux délaissés. Cela n’ôte rien au risque de paternalisme culturel, lorsque des artistes se substituent aux institutions pour créer des espaces artistiques. On peut dans ces cas reprocher aux artistes une forme de narcissisme, puisqu’ils viennent confirmer leur auctorialité auprès du peuple et se donner bonne conscience par une démarche exotique. La question est très délicate. Ces projets ne peuvent se lire que par fragments, pour définir la meilleure manière de déplacer la danse vers des territoires inconnus.

Quelle est l’importance du territoire dans votre travail ? Votre expression artistique est-elle la même si, pour une pièce identique, vous vous produisez à Rennes ou à Santiago du Chili ?


Dans toutes les villes où je danse, il y a quelque chose de semblable dans la réception de mon travail. Il est assez effrayant de constater que les pièces suscitent peu ou prou les mêmes réactions, qu’elles soient jouées à New-York ou à São Paulo. Il y a par contre de grosses disparités en termes de conditions de travail, de production, d’organisation, etc. Cela change tout, et peut même influer ma posture sur scène, le ton de ma voix, le désir de danser… Les conditions de préparation d’une pièce disent beaucoup du territoire dans laquelle elle s’inscrit.

Votre grande taille, qui étonne et éblouit, vous-a-t-elle posé des problèmes durant votre formation de danseur ?


Non, pas que je me souvienne. J’ai même pensé un temps que cela correspondait à une esthétique de la danse, désireuse d’un corps hors du parcours classique de formation, petit, musclé, vertueux…

Comment prend-on soin d’un corps « outil de travail » ?


C’est une hygiène de vie à adopter. Il faut renouveler l’air, participer à un cours de yoga, une séance de feldenkrais, un atelier de danse africaine, un concert dansant… Il faut être accompagné de mots, de livres inspirants, capables de régénérer la fatigue, le stress, la vitesse d’aujourd’hui. Il faut se poser, se détendre, sentir sa connexion dans l’ici, chercher profondément ce pour quoi nous nous mobilisons. Écrire est aussi une façon de prendre soin, d’adresser une lettre, exprimer un sentiment, placer une révolte, laisser courir la pensée avant le discours. Critiquer le monde, les attitudes ignobles, se débattre contre le tout. Et accompagner les autres, regarder de près comment travaille un artiste admirable. S’inspirer des autres, de leurs qualités et persévérances.

Dans vos travestissements sur scène, l’habit que vous endossez dégage quelque chose du vagabond, de l’homme de peu. Le saisissement du spectateur passe-t-il d’abord par les tenues ?


Élément-clé de mon travail, le costume surgit au début de la création. Je suis très attentif à la manière dont je m’habille pour répéter et entrer dans le studio. Le costume me propose des mouvements ; il rajoute une couche sensible, motive une corporalité. Je ne pense pas qu’il soit le seul facteur capable d’attirer le spectateur, mais je pense qu’il est déterminant. Il porte un propos politique, il dessine une figure, il stimule la sensibilité. La couleur, la matière, la forme et le corps constituent l’événement sensible. J’y accorde autant d’importance qu’au visage, aux cheveux, aux chaussures… Ce ne sont évidemment pas que des détails : cela révèle le noyau de mes intentions artistiques. Pour Ciel, j’ai travaillé le rapport au sport. Je portais un short de cycliste et, lorsque j’ai compris que la transparence me permettait d’aborder la porosité du corps façonné face au regard de l’autre, je l’ai remplacé par le vieux collant d’une amie. Pour Inês, j’avais comme référence Hélio Oiticica, artiste brésilien qui construisait des “parangolés” – des capes fabriquées à partir d’un ensemble de matières récupérées. Portées, ces capes activaient une danse, une improvisation dans les favelas de Rio proche de la samba. Il y a de vraies tensions d’apparence, de reconnaissance, de vulnérabilité, d’exposition qui émergent lorsque le costume s’active sur ce principe. Dans Rue, j’ai endossé un long t-shirt, large, banal qui cachait un maillot de bain des années 1950, formé de petit trous, très serré, qui soulignait le sexe, les fesses, et troublait la vision lorsque j’ôtais le t-shirt. Il y a donc des passerelles entre être socialement habillé, et transformé, dans les limites de l’obscène, du non-recevable. Le costume est une des armes poétiques du danseur.

Quelle joie prenez-vous à la direction et l’orientation d’autres danseurs ? Diriez-vous qu’il y a quelque chose de transgressif dans votre pratique de la danse ?


Il y a de la transgression, mais je la prends comme un jeu, avec ses limites. Cela n’a rien à voir avec le scandale ou la polémique. La transgression peut avoir une connotation positive. La limite entre apparaître et disparaître, la nudité et l’habillement, les frontières entre la salle et la scène, entre qui regarde qui dans le spectacle, qui apprend à qui lors d’un workshop : ce sont des écarts qu’il m’intéresse de creuser pour créer une transgression positive. Définir ces limites est déjà en soi un processus de création. Les comprendre, les avouer, les composer, les partager… Cela frôle des formes d’excès, de débordement, des dépassement, et cela rejoint ma pratique quand elle interroge la vulgarité, la perte de la bonne figure, la vagabondage, en tout cas le travail avec des puissances maudites ou refoulées.

Que vous apporte l’université Paris 8 ?


Paris 8 m’a appris le développement rigoureux d’une pensée de la danse. C’est-à-dire une pensée qui cherche la spécificité de cet art. J’ai pu comprendre l’importance des œuvres et de leur analyse, de la parole des artistes. Je souhaite saisir les gestes minuscules, les activités artistiques dans tout ce qui nous semble apparemment sans valeur, pour les transformer en ressources singulières de la pratique de la danse en leur donnant une visibilité. J’ai appris à insister sur les savoirs du geste, du corps, du danseur, et à les mettre en relation avec d’autres disciplines. Je suis à Paris 8 depuis six ans. Isabelle Ginot, ma directrice de thèse, m’a ouvert un énorme champ des possibles. Je me suis intérrogé sur la place de l’écrit dans le travail de l’artiste, sa pertinence dans le cadre universitaire, et sur la force des corps hors-norme de la scène contemporaine. Mes idées, mes recherches, le sujet et la forme de mes danses sont véritablement traversés par les échanges que j’entretiens avec Paris 8.
D’ailleurs je voudrais profiter de cet espace pour remercier Isabelle Ginot, Isabelle Launay, Catherine Perret, Mélanie Papin, Myrto Katsiki, Julie Perrin, influences indispensables, fortes pensées voire inspirations dans mon parcours d’artiste-chercheur.
 
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Entretien réalisé par le service communication.

Volmir Cordeiro est à Paris 8 depuis six ans. Il poursuit actuellement sa thèse, qui porte sur « les figures de l’exclusion dans la danse contemporaine », et son activité de danseur professionnel. Enfance artistique brimée au Brésil, à Concórdia – la ville qui l’a vu naître à la danse et aguerrir ses désirs –, rencontre avec la chorégraphe Lia Rodrigues, arrivée au Centre national de danse contemporaine à Angers… Volmir s’est confié avec beaucoup de sincérité. Attention, feu d’artifice réflexif et sensible.

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