Cérémonie de remise du titre de Docteur honoris causa à Boaventura de Sousa Santos


Mis à jour le 20 juin 2022

 

Discours d’ouverture de la cérémonie de remise du doctorat honoris causa à Boaventura de Sousa Santos par Annick Allaigre


Cher Boaventura de Sousa Santos,
Cher Alvaro Ribeiro Esteves, conseiller de son excellence Monsieur l’ambassadeur Jorge Torres Pereira, Chère Ana Paixao, directrice de la Maison du Portugal André de Gouveia à la Cité internationale universitaire de Paris,
Chère Jacqueline Descarpentries,
Chères et chers collègues de Coimbra, de Dakar, Chères et chers étudiants,
Mesdames, Messieurs,
 
Nous sommes réunis dans cet amphithéâtre de la Maison de la Recherche pour célébrer un moment particulièrement marquant dans la vie d’une université : la remise d’un titre de docteur honoris causa. Cette distinction honorifique a une valeur hautement singulière dans la mesure où elle est décernée à une personnalité dont l’engagement ou les œuvres s’inscrivent dans l’esprit de l’université où la pensée critique tient une place de premier rang, ce qui est caractéristique de votre travail, cher Boaventura De Sousa Santos.
 
Comment parler académiquement de Boaventura De Sousa Santos ? Quel défi, quelle folie, quelle liberté a conduit mes collègues de la Commission Recherche à suivre la proposition de Jacqueline Descarpentries de remettre au pourfendeur du système hétéro-patriarcal la plus grande distinction de l’université en France et ailleurs, me laissant la mission impossible de faire entrer dans le moule rigide d’un discours de circonstance réglé et calibré une œuvre foisonnante et révolutionnaire, et la vie d’un iconoclaste d’une richesse et d’une densité rarement égalées ?
 
Décidément, après la pandémie de Covid qui s’invite encore parmi nous, au moment du désastre ukrainien et de ses conséquences humaines tragiques, alors que les tensions estudiantines sont vives après l’élection présidentielle française, la vie institutionnelle à l’université Paris 8 n’est pas un long fleuve tranquille. Vous me direz que bien d’autres avant moi y sont parvenus vu le nombre de doctorats honoris causa que vous avez récoltés, cher Boaventura, et vous aurez raison ! Je remarque tout de même, au passage, que l’Amérique latine a été plus prompte et plus ouverte à reconnaître vos travaux et que l’Europe est restée en retrait. Depuis 2012, des doctorats honoris causa de prestigieuses universités du Brésil, de l’Argentine, du Mexique, du Costa Rica et du Pérou vous ont été décernés. Je ne peux manquer de relever que l’une des premières universités européennes à vous avoir honoré, en 2018, est celle de Roskilde, au Danemark, à laquelle Paris 8 est doublement reliée. J’y reviendrai.
 
Il n’empêche, ce ne sont pas ces reconnaissances institutionnelles, toutes aussi justifiées les unes que les autres, qui me connectent à vous cher Boaventura. Mais comme vous le savez, je ne suis pas non plus sociologue et n’ai pas lu avec attention, crayon en main, vos travaux scientifiques qui tracent l’un après l’autre une voie si nette de remise en cause des patterns de la vieille société néo-colonialiste accrochée à un capitalisme prédateur et suprémaciste, tout en défrichant d’autres chemins vers un monde où chaque peuple, chaque culture, chaque être est dépositaire et créateur de savoirs partageables au bénéfice de toutes et tous.
 
Ces reconnaissances institutionnelles se doublent d’une reconnaissance scientifique, notamment à travers de nombreuses traductions de vos ouvrages, dont je me permets de mentionner les éditions en langue anglaise :
  • Toward a New Legal Common Sense. Law, globalization, and emancipation
  • The Rise of the Global Left. The World Social Forum and Beyond
  • Epistemologies of the South. Justice against Epistemicide
  • If God Were a Human Rights Activist
  • Decolonizing the University
  • The Challenge of Deep Cognitive Justice
  • The End of the Cognitive Empire : The Coming of Age of Epistemologies of the South
  • Toward a New Legal Common Sense. Law, globalization, and emancipation

En français il reste beaucoup à faire, malgré la traduction de deux œuvres majeures : Epistémologies du Sud et Vers un nouveau sens commun juridique.
 
Néanmoins, vos œuvres circulent à travers les enseignements et les recherches menées par les collègues qui font vivre vos concepts et éprouvent leur pertinence dans des contextes variés. Ce n’est pas un hasard si Paris 8 se situe parmi les universités qui vous suivent avec le plus d’intérêt.
 
Créée en 1969, l’université Paris 8 naît quelques mois après le mouvement de mai 1968, tout comme le Centre d’études sociales de l’université de Coïmbra en 1978 dont vous êtes l’un des fondateurs et que vous avez dirigé de sa création jusqu’en 2019, a vu le jour peu après la Révolution des Œillets.
 
Ce contexte et cette époque en France sont aussi marqués économiquement et démographiquement par ce qu’il est convenu d’appeler réciproquement les « 30 glorieuses » et le « baby boom ». Emerge alors le terme de « masse » pour nommer des phénomènes comme la « consommation de masse », des « loisirs de masse », ou encore la « massification de l’enseignement supérieur ».
 
Vous le savez, le recours à un champ lexical n’est jamais neutre et l’acception statistique dont peut être recouvert le mot « masse » n’est pas exclusive d’une signification insistant davantage sur le nombre, forcément élevé dans ce cas, de personnes accédant à la consommation, aux loisirs ou à l’enseignement.
 
Avec la « massification » se pose bien la question de l’accès du plus grand nombre aux études supérieures, c’est-à-dire la question de sa démocratisation, de l’égalité des chances et de ses modalités de concrétisation.
 
Dans ce contexte d’ouverture, l’université Paris 8, avec l’accueil des non-bacheliers et des étudiants étrangers, a été précurseur.
 
Michel Foucault en a été l’un des fondateurs, Gilles Deleuze y a enseigné et développé ses théories, Hélène Cixous y a introduit les études féminines, et toutes et tous ont contribué à en faire une université d’arts, de lettres et de sciences humaines et sociales novatrice dans la façon de concevoir la recherche en renouvelant problématiques et pratiques.
 
L’ouverture entre disciplines scientifiques compte pour beaucoup dans les pratiques méthodologiques. La pluridisciplinarité et la transdisciplinarité sont une richesse non seulement car elles permettent de mieux saisir les multiples facettes d’un sujet donné, mais aussi, et peut-être d’abord, par ce qu’elles révèlent de la démarche, commune à des chercheurs, de ne pas se limiter aux connaissances établies dans leur discipline respective. S’ouvrir aux autres disciplines, s’y confronter, se départir du confort intellectuel que peuvent procurer certaines certitudes, permet d’élaborer des outils intellectuels et méthodologiques pour ne pas verser dans le dogmatisme.
 
Cet esprit d’ouverture de l’université Paris 8 s’est traduit aussi dans les publics accueillis, là encore de façon pionnière. En effet, alors que la formation professionnelle continue n’avait pas encore acquis son importance et son organisation actuelles, l’université Paris 8 a permis, dès sa création, à des salariés de reprendre des études. Il faut bien mesurer là ce que cela représentait il y a cinquante ans d’accueillir dans des cours universitaires des personnes avec un vécu quotidien et une expérience professionnelle susceptibles de questionner différemment le savoir des professeurs.
 
Le déménagement, en 1980, de l’université à Saint-Denis, ville ouvrière et populaire, marque un autre tournant dans la démocratisation de l’enseignement supérieur. L’université Paris 8 accueille un public plus jeune, issu le plus souvent de l’immigration, permettant l’élargissement de sa communauté qui s’enrichit de nouvelles rencontres et de partages de vécus et de savoirs variés.
 
Cher Boaventura, vous qui avez étudié, enseigné et mené des recherches dans de nombreux pays, vous savez combien cette ouverture internationale aux autres et à leurs connaissances est source de richesse humaine, épistémologique et émancipatrice qui s’avère nécessaire pour développer une démarche scientifique dépassant l’européocentrisme.
 
Au niveau institutionnel, cette démarche s’entreprend par une politique d’accords internationaux ambitieuse, car tournée vers tous les continents, et qui permet aux enseignants-chercheurs et aux doctorants de définir des objets de recherche s’inscrivant pleinement dans une recherche internationale et internationalisée, tout en questionnant la course à la mondialisation qui gagne également l’enseignement supérieur et la recherche.
 
Je me réjouis à ce sujet, cher Boaventura, que votre université, l’université de Coïmbra, vienne contribuer fortement à animer la conférence annuelle de la Critical Edge Alliance, ce réseau international d’universités critiques dont l’université Paris 8 est membre, au même titre que celle de Roskilde.
 
Au niveau européen également, notre université est engagée dans une démarche structurante forte et dont elle est pilote : l’alliance d’universités européennes European Reform Universities Alliance (ERUA), réunissant les universités de Constance (Allemagne), Roskilde (Danemark), la Nouvelle université Bulgare et l’université de la Mer Egée (Grèce). Ce projet est en pleine mise en œuvre depuis deux ans et regroupe des universités partageant les mêmes valeurs sur la recherche et l’enseignement, leur accès au plus grand nombre et leurs rôles dans la société. Il entend construire un modèle alternatif de l’université européenne comme espace critique, de création et d’approches expérimentales tout en visant parallèlement à faciliter le travail commun des chercheurs, et les échanges universitaires pour les étudiants et les personnels.
 
La politique internationale novatrice de l’université Paris 8 se manifeste aussi de façon particulièrement originale grâce à la création d’une université de coopération portée par Jacqueline Descarpentries, université appelée LUCI, du nom de notre ancêtre commune qui nous rappelle qu’il n’y a qu’une humanité. Jacqueline nous en parlera plus avant mais je tiens à saluer tout particulièrement le projet de création d’un doctorat international.
 
La formation à la recherche par la recherche est au cœur de tout doctorat. En d’autres termes, les questionnements épistémologiques et sur les outils méthodologiques y sont centraux, tout comme pour les enseignants-chercheurs.
 
En ces domaines comme dans d’autres, votre pratique et votre œuvre sont, cher Boaventura, particulièrement stimulantes. En intégrant l’humilité dans la relation aux savoirs et aux connaissances comme élément structurant de la rigueur scientifique, vous inscrivez celle-ci dans une perspective profondément renouvelée de l’interculturalité et de l’interconnaissance.
 
Cela se retrouve notamment dans les épistémologies du Sud où, faut-il le rappeler, le terme Sud n’est pas à entendre comme un point cardinal géographique mais bien comme la désignation de connaissances et de méthodologies scientifiques qui visent à reconnaître scientifiquement des savoirs et des pouvoirs produits par des groupes sociaux soumis aux injustices et à l’oppression. Il s’agit de les rendre visibles, de les réhabiliter, mais aussi de faire advenir une écologie des savoirs, c’est-à-dire une interaction, une hybridation, un essaimage susceptible d’ouvrir le futur par le renforcement d’alternatives.
 
Comment déplier davantage ici les concepts savamment élaborés grâce à une observation fine, méthodique et scientifique, mais aussi profondément humaine et au ras des situations, sans surplomb ni enfermement derrière des grilles d’analyse inadaptées de nos sociétés ?Alors finalement, qu’est-ce qui me relie à vous, à toi, cher Boaventura, et m’autorise ? Ce n’est donc pas mon statut institutionnel de présidente, ce n’est pas non plus le partage d’un savoir scientifique et théorique, c’est un autre fil, plus discret, plus ténu, mais aussi solide que celui d’Ariane. Ce fil, c’est celui de l’amour de la poésie. Moi, comme lectrice et interprète et toi, Boaventura, parce que tu es poète pour tenter de « traduire le silence ». De ta dizaine de recueils, je retiens le dernier, Rap global, où ton hétéronyme Queny NSLOST crie la rage qui est le crachat de l’âme. Pour te citer littéralement : « A raiva e saliva da alma. »Ta poésie m’évoque celle d’un immense poète, l’Argentin Juan Gelman, qui a dû forger des mots inconnus afin de rendre compte de situations invivables sous la dictature des militaires, dont le verbe « almar ».C’est sur cette remarque que je vais clore cette introduction et céder la parole à Jacqueline Descarpentries qui, dans la tradition des dispositifs d’expériences collectives, va présenter les liens que son équipe de recherche construit entre les théories critiques et les épistémologies du Sud à travers la création de l’Université coopérative internationale. La parole te sera ensuite donnée, cher Boaventura, avant que je ne te décerne ce doctorat.

Discours lors de la remise du doctorat honoris causa


Cher Boaventura, ton œuvre et tes engagements, y compris en fondant puis en dirigeant, je l’ai dit, le Centre d’études sociales de l’université de Coïmbra, démontrent que tu t’es toujours placé dans une dynamique constructive. En ce sens, ce doctorat honoris causa constitue moins un aboutissement qu’une célébration de la résonance entre ton œuvre et notre université.
 
J’ajoute que tu participes également activement tout au long de cette semaine à des séminaires de recherche de notre université et, au nom de tous les collègues et de tous les doctorants qui y échangent avec toi, sois-en très chaleureusement remercié.
 
Mais c’est accompagnée des vers de Queny NSLOST que je voudrais te remettre ce diplôme de docteur honoris causa de l’université Paris 8 : « perdeste a paciência queres estar só compras um solidificador queres estar triste um tristificador queres estar alegre um alegrificador queres estar longe um longificador ».
 

Discours de Jacqueline Descarpentries


L’UNIVERSITÉ COOPÉRATIVE INTERNATIONALE (LUCI) est une coopérative de recherches en SHS dans le champ de la santé monde. Elle s’inscrit dans l’histoire des idées d’Henri Desroches, de Charles Gide et aussi de Marcel Mauss pour sa construction.
 
LUCI est :
  • une coopérative de recherche pluridisciplinaire et internationale ;
  • une fabrique de formations à la recherche par la recherche (Séminaires, doctorats internationaux, École d’Eté, Journées d’études, Colloques internationaux, …) ;
  • un tiers-espace d’expériences de dispositifs critiques de promotion de la santé émancipatrice (coopératives éphémères, dispositifs alternatifs de prévention, de santé communautaire, école d’éco-santé) …

L’UNIVERSITÉ COOPÉRATIVE INTERNATIONALE (LUCI) est née à la Maison du Peuple à Paraty au Brésil en juillet 2019 dans le cadre d’une longue coopération, au sein d’un réseau de santé publique critique international et européen visant le développement de la promotion de la santé émancipatrice. Son siège social est situé au Campus Condorcet, au 14 cours des Humanités dans les locaux Nord depuis septembre 2020. Son statut juridique de Société Coopérative d’Intérêt collectif (SCIC) et de GIS est en cours.
 
LUCI est une coopérative, un dispositif administratif et juridique alternatif de recherches.
 
LUCI s’appuie sur les théories critiques et les Épistémologies du Sud. Elle privilégie autant les dispositifs favorables à la coopération (par l’éducation, le travail social, les expérimentations sociales, les recherches en action, les coopératives éphémères…) et que les dispositifs d’émancipation par le soutien aux luttes des mouvements sociaux contre tous dispositifs d’invisibilisation.
 
LUCI s’associe à la remise du Doctorat Honoris Causa de Boaventura de Sousa Santos car les Epistémologies du Sud sont un ensemble de connaissances académiques, de savoirs, d’expériences de recherches qui cherchent à reconnaître et valider scientifiquement les savoirs et pouvoirs produits par ceux et celles qui ont subi les injustices, l’oppression et la domination causées par les souverainetés épistémiques du « Nord Global », le colonialisme, le capitalisme et par les hétéro-patriarcats. Elles valorisent les savoirs qui ont résisté avec succès à tous dispositifs d’invisibilisations qu’ils soient scientifiques, géopolitiques extractivistes, discriminants. Elles visent le développement de la justice cognitive.
 
LUCI s’inscrit dans le champ de la santé monde, de la critique du biopouvoir et de la biopolitique sanitaire que traduisent des rapports de dominations entre les pays, qu’ils soient épistémologiques et/ou médico-épidémiologiques, de genre, de sexe et trouve dans les Epistémologies du Sud des leviers de transformations sociales par la recherche critique.
 
LUCI développe les liens entre les savoirs, les connaissances, les expériences du monde humain, animal et de la planète, en élaborant des co présences disciplinaires avec des savoirs des communautés invisibilisées. Elle soutient les luttes pour faire face aux défis liés aux syndémies dans un contexte de changement climatique et de risques pour nos démocraties, sur une planète abimée par un libéralisme cynique et décomplexé, incapable de promettre le bien-vivre, qui propage la dévastation et systématise la précarité.
 
LUCI met en résonance des savoirs, des connaissances et des expériences de différents territoires vulnérables et vulnérabilisés contre les souverainetés extractivistes qu’elles soient épistémologiques, écologiques, sanitaires, humanitaires ou éducatives. Elle lutte contre les configurations biopolitiques qui sont des enjeux de souverainetés et de fabriques des inégalités socio-territoriales de santé à l’échelle des territoires, globale où à l’échelle infranationale, voire mondiale.
 
LUCI vise à travailler les épistémologies des recherches dans les différents champs de pratiques de la santé publique des populations, premières sources des inégalités, par une coopérative de recherches critiques pluri- inter-multi-trans-disciplinaires et par des regards croisés critiques dans un dialogue pluriculturel avec différentes langues scientifiques, artistiques, populaires et militantes.
 
LUCI refuse un système abstrait de causalités destructrices. Elle veille à la transmission, la circulation et la publication au-delà des seuls savoirs académiques situés, historiquement et géopolitiquement déterminés. Elle étudie les traductions transculturelles, transgénérationnelles, transfrontalières des écologies des savoirs pour dépasser les mondialités. LUCI soutient la publication en langue française des travaux sur les Epistémologies du Sud pour une plus large diffusion.
 
Elle interroge, en permanence, la construction sociale et politique de l’impérialisme de la science des connaissances universelles. Elle s’intéresse à la pluriversalité par la critique des quatre champs de l’universalité : le bios, le logos, le mythos, et celle de l’éthos, au sens non pas individuel, mais au sens de l’éthos d’un peuple qui contient un certain nombre de modalités dites jussives (ordre, impératif…) ou déontiques (de l’ordre du commandement social, moral ou religieux…)
 
LUCI ne soutient pas la résilience, idéologie de l’adaptation et technologie de consentement à la réalité existante, car elle contribue à la falsification du monde en se nourrissant d’une ignorance organisée influencée par la raison catastrophique.
 
LUCI soutient la mise en place de politiques publiques de santé éthiques, transformatives et démocratiques, favorables à la traduction des langues dans les pratiques de promotion de la santé émancipatrice pour tous et toutes avec les populations des territoires vulnérables ou vulnérabilisées dans toutes leurs diversités (sociales, économiques, culturelles, de sexes, de genres…)
 
LUCI veille à articuler quatre dimensions de la justice : sociale, environnementale, sanitaire et cognitive déployées à partir de quatre domaines de connaissances : la santé collective, l’écologie politique, les éducations critiques et les théories critiques et les Épistémologies du Sud.
 
LUCI coopère (selon les coopérations de recherches et de formations) avec un large réseau d’universités, de laboratoires en SHS et en santé publique critique, en France, en Europe et à l’international, avec un ensemble d’’ONG, d’associations, de mouvements sociaux et de représentants des communautés.
 
LUCI, depuis sa création, propose un séminaire doctoral international annualisé, initie différentes journées d’études et colloques., universités d’automne et école d’été. Elle apporte un soutien aux dispositifs coopératifs, méthodologiques et conceptuels par des dispositifs expérimentaux de prévention coconstruits avec les étudiants, les mouvements sociaux, les populations et les universitaires. Elle organise annuellement des Universités d’automne et des Ecoles d’été.
 
LUCI coconstruit avec l’Ecole Doctorale Sciences Sociales de Paris 8 et le CES de Coimbra un doctorat international de santé monde à partir des théories critiques et les Épistémologies du Sud avec ses membres fondateurs
 
Liste des membres fondateurs :
 

Discours de Boaventura de Sousa Santos


Les épistémologies du Sud dans les traditions critiques du monde
 
Les titres du discours de Madame la Président et du mien montrent que nous sommes unis par l’impulsion de construire des ponts entre la riche tradition de la pensée critique du monde, d’amplifier l’interconnaissance, de promouvoir l’apprentissage mutuel, d’analyser les convergences et les divergences pour finalement conclure de ce qui nous unit et bien plus de ce qui nous sépare.
 
La tradition de la pensée critique est vaste et très ancienne, aussi vaste et aussi âgée que la pensée elle-même. Si chaque moment d’innovation produit une interruption dans la pensée acceptée ou dominante, elle s’inscrit toujours dans une pensée impensée ou même impensable. En effet, la complexité de cette situation réside dans le fait que l’interruption n’est jamais complète ; elle est toujours faite de continuité et de discontinuité (Santos, 2016a:27-59).
 
Dans le domaine des sciences sociales et humaines et aussi des arts et des philosophies, l’interruption critique est une innovation spécifique qui analyse et dénonce une situation socio-historique particulièrement injuste et indique des moyens de la transformer afin d’éliminer ou d’atténuer cette injustice, ce que l’on a nommé émancipation, libération, auto-détermination, illumination, atman, nirvana etc. Ce que j’appelle les épistémologies du Sud s’inscrit dans cette vaste tradition. Elles consistent en une identification et validation des connaissances nées et utilisées dans les luttes sociales contre les différents modes de domination qui caractérisent les sociétés modernes et contemporaines. Dans la tradition épistémologique occidentale qui sous-tend les sciences sociales, humaines et les arts, nous pouvons distinguer deux paradigmes majeurs au cours des deux cents dernières années :
 
D’une part, le paradigme de la connaissance après les luttes sociales qui est le paradigme hégélien, car pour Hegel « la chouette de Minerve ne vole qu’au crépuscule, après que les conflits se sont calmés » (Hegel, 1975 : 59). Selon lui, c’est quand la poussière retombe qu’il est possible de penser calmement. Le problème de ce paradigme, comme l’avait bien précisé Schopenhauer, est qu’après les luttes, ce qui reste, c’est le savoir des vainqueurs des luttes sociales, les vainqueurs de l’histoire. La connaissance des vaincus disparaît. Si elle subsiste, elle est défigurée par la vision que les connaissances des vainqueurs ont d’eux. C’est le paradigme dominant qui sous-tend toutes les théories conventionnelles ; c’est celui qui domine dans nos institutions et surtout dans les universités modernes. C’est ainsi que nous enseignons généralement l’histoire des vainqueurs de l’histoire racontée de leur point de vue.
 
D’autre part, il existe encore un deuxième paradigme, celui de la connaissance avant les luttes sociales. C’est le paradigme marxiste. La classe ouvrière, étant une classe exploitée, n’est pas nécessairement une classe révolutionnaire (la fameuse distinction entre Klasse an sich et Klasse für sich - la classe en soi et la classe pour soi). Pour qu’elle devienne révolutionnaire, la classe ouvrière a eu besoin d’une science qui étaye sa conscience de classe et qui l’a préparé à la lutte anticapitaliste. Cette science est le marxisme. Ce paradigme a nourri et continue de nourrir beaucoup d’espoir de libération, mais il a aussi conduit à des frustrations, des déviations et des dogmatismes pervers. Il partage de nombreux présupposés culturels du premier paradigme (par exemple, le temps linéaire, le concept de nature, la relation sujet/objet) et propose une vision trop étroite du sujet historique pour nourrir les luttes de libération en notre temps.
 
Les épistémologies du Sud proposent un troisième paradigme, celui des connaissances nées ou utilisées dans les luttes sociales contre la domination. Alors que les deux premiers paradigmes sont nés dans les pays du Nord, le troisième paradigme s’inspire de l’expérience des populations exploitées ou opprimées du Sud et des périphéries du Nord. Les épistémologies du Sud cherchent à identifier et à valider des connaissances qui sont si profondément ancrées dans les luttes sociales qu’il est même difficile de les identifier et de les évaluer de manière adéquate en dehors de ces pratiques. Le ‘sud’ des épistémologies du sud est un sud épistémique et non un sud géographique. Toutefois, dans les institutions scientifiques et éducatives du Sud géographique, les deux premiers paradigmes dominent encore.
 
Les épistémologies du Sud font donc référence à des savoirs qui ont toujours existé, certains sont même ancestraux, créés ou mobilisés par des groupes sociaux qui, au fil du temps, ont lutté contre des formes de domination, d’exploitation, d’oppression, de discrimination, etc. Les luttes sociales combinent généralement différents types de connaissances et, selon les contextes et les types de lutte, incluent des connaissances scientifiques et non scientifiques, populaires, urbaines, rurales, philosophiques et religieuses. Souvent, ils ne sont même pas reconnus comme des connaissances par ceux qui les produisent, ou leurs auteurs ne sont pas connus, car il s’agit de savoirs collectifs ancestraux, de sagesse populaire. Ils comprennent les savoirs et les connaissances, selon la distinction proposée par Foucault :
 
J’emploie le mot « savoir » en établissant une distinction avec « connaissance ». Je vise dans « savoir » un processus par lequel le sujet subit une modification par cela même qu’il connaît, ou plutôt lors du travail qu’il effectue pour connaître. C’est ce qui permet à la fois de modifier le sujet et de construire l’objet. Est connaissance le travail qui permet de multiplier les objets connaissables, de développer leur intelligibilité, de comprendre leur rationalité, mais en maintenant la fixité du sujet qui enquête. (1994 : 57)
 
Les épistémologies du Sud visent avant tout à identifier les connaissances qui, parce qu’ils n’ont pas été produites selon des méthodologies spécifiques ou par des personnes certifiées pour les produire, sont écartées comme pratiques cognitives valables, même s’ils ont été importants pour alimenter ou renforcer les luttes sociales ou s’ils proviennent de sages, de membres de communautés ayant un accès spécial aux secrets du monde ou de la nature. Dans la tradition épistémologique dominante de la société moderne, ces sages n’étaient pas reconnus comme des producteurs de savoirs valables, mais étaient aux mieux considérés comme des informateurs privilégiés par les anthropologues, eux-mêmes conçus comme les seuls producteurs de savoirs valables.
 
Pour les épistémologies du Sud, la science moderne est une connaissance valide, mais elle n’est pas la seule connaissance valide. La spécificité de la connaissance science (que nous devons revendiquer en un temps de obscurantismes réactionnaires) n’implique exclusivité. Pour aller sur la lune, j’ai besoin de savoirs scientifiques, mais pour connaître la biodiversité de l’Amazonie, j’ai besoin de savoirs autochtones ou vernaculaires. Les savoirs scientifiques et non scientifiques convergent presque toujours dans les luttes sociales, et ce qui les distingue, ce sont les différents types de connaissances et les différentes articulations entre elles.
 
Un exemple illustre cette convergence. Est celui des luttes sociales menées dans différentes régions du monde pour attribuer des droits humains à des entités non-humaines, naturelles, qu’il s’agisse de rivières, de montagnes, de paysages ou de territoires. En 2017, le parlement néo-zélandais a adopté une loi qui reconnaît les droits humains sur une rivière sacrée du peuple autochone maori et a créé un important fonds financier pour reconstruire la vie saine de la rivière jusqu’alors soumise à la contamination industrielle. Dix ans plus tôt, la constitution équatorienne de 2008 avait consacré les droits de la nature, et des pays aussi divers que la Colombie, l’Inde et le Canada en sont venus à reconnaître les entités naturelles comme des détenteurs de droits humains. Du point de vue de la science juridique occidentale, accorder des droits à un objet naturel est une absurdité. Mais la nature qui est inscrite dans ces droits n’est pas la res extensa de Descartes, c’est la pachamama despeuples autochtones en Amérique Latine, la terre mère, centre et origine de la vie, en fait, un concept qui converge avec le concept de Spinoza de natura naturans (par opposition à natura naturata) (Spinoza, 1993 : 43). En d’autres termes, la lutte pour les droits de la nature implique le recours à différents savoirs ayant des origines culturelles distinctes (Santos, 1997). Nous sommes confrontés à des hybrides juridiques, produits de traductions interculturelles, puisque, si le concept de droit provient de la théorie juridique moderne, le concept de nature, provient, non pas de Descartes, de mais de la terre-mère des peuples autochtones.
 
En reconnaissant et en validant les savoirs selon des critères de validité qui découlent de leur contribution aux luttes sociales contre la domination dans différents contextes historiques et culturels, les épistémologies du Sud visent à récupérer la diversité épistémologique du monde qui a été perdue dans le monde occidental après le 17ème siècle, avec l’attribution progressive à la science moderne du monopole du savoir valide (Santos, 2004). C’est pourquoi les épistémologies du Sud ne se concentrent pas sur tous les savoirs possibles nés ou utilisés dans les luttes sociales. Mais seulement sur les savoirs non-totalisants, sur les savoirs qui n’ont pas toutes les réponses et ne prétendent pas monopoliser les luttes. En bref, dans les savoirs qui se distinguent dans l’interconnaissance. L’articulation entre les savoirs est fondamentale pour articuler efficacement les luttes sociales car, sans l’articulation des luttes, la transformation sociale progressive n’est pas possible. La justice sociale présuppose la justice cognitive, et celle-ci ne sera jamais possible par la démocratisation globale d’un seul type de savoir, qu’il soit scientifique ou ordinaire. Étant donné la diversité épistémologique du monde, la justice cognitive n’est possible que par l’interconnaissance. La construction de l’interconnaissance est donc la tâche principale des épistémologies du Sud, une tâche complexe puisqu’elle implique souvent une traduction interculturelle et inter-politique (Santos, 2016a : 309-342) .
 
La centralité épistémique des luttes sociales est particulièrement importante dans un monde avec plus en plus de conflits sociaux qui produisent tant de souffrances injustes. Une grande majorité du monde semble emprisonnée par des idées de fin de l’histoire selon lesquelles n’a pas d’alternatives à l’état actuel des choses. Cela invite à la résignation. Au contraire, les épistémologies du Sud visent à rendre la centralité épistémologique aux luttes sociales. Elles visent donc à développer des épistémologies politiques dans lesquelles la diversité épistémologique ne conduit pas au relativisme, mais à l’interconnaissance. La question incontournable est donc toujours de savoir pourquoi connaître, ou, en d’autres termes, de savoir de quel côté se trouve les savoirs et les connaissances dans les luttes sociales.
 
La recherche épistémologique basée sur les luttes sociales est devenue plus urgente de nos jours. La diversité des luttes, des savoirs qu’ils mobilisent, des récits et des rhétoriques de domination et de résistance qu’ils décrivent et des idées de libération auxquelles ils aspirent est devenu plus évidente que jamais. Mais toutes les formes de résistance convergent vers la lutte contre la domination et la souffrance injuste, même si l’une et l’autre sont conçues de manière très différente. Tant l’idée d’un sujet politique ou sujet historique homogène que celle d’une épistémologie fondée sur des critères uniques de rigueur se sont effondrées face à la diversité politique, culturelle et épistémologique du monde. Elle a toujours existé mais devient plus visible.
 
Je vais maintenant m’attacher à identifier la place des épistémologies du Sud dans la tradition mondiale de la pensée critique[1] :
 
1- La domination s’exerce en empêchant les dominés de représenter le monde comme le leur. Ceux qui ne représentent pas le monde comme le leur ne peuvent pas le transformer selon leurs aspirations, c’est-à-dire dans un sens qui remet en cause la domination. Tous les sujets qui font l’histoire sont historiques, et faire l’histoire, c’est lutter contre la domination.
 
2- Les luttes sociales sont toujours un palimpseste de temporalités et de savoirs, ce qui dément l’idée de temps linéaire qui a généralement dominé la pensée critique occidentale. Pour les épistémologies du Sud, le futur, symbolisé par l’Angelus Novus (Paul Klee) de Walter Benjamin, au lieu de planer au-dessus du présent passé, se trouve bien à l’intérieur de celui-ci (Santos, 2016a : 109-133).
 
3- La réflexion sur la diversité des mouvements sociaux montre que les trois principales dominations de l’ère moderne, qui a débuté aux 15e-16e siècles, sont le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat. Ils sont souvent rejoints par d’autres modes de domination tels que la caste, la religion politique, le capacitisme ou les différences générationnelles. Mais ces modes ont tendance à fonctionner comme des dominations satellites des trois dominations principales. La pensée critique moderne produite au Nord a toujours eu tendance à considérer la domination capitaliste comme la plus importante et la plus durable, ce qui a eu pour conséquence d’invisibiliser une grande partie des souffrances injustes et de perdre une grande partie des luttes de résistance. Elle est due à l’illusion de penser que la nouveauté de la société moderne est l’émergence du capitalisme qui devient le dispositif qui va structurer les sociétés. En fait, le colonialisme et le patriarcat existaient avant le capitalisme. Mais le capitalisme les a reconfigurés pour en faire des composantes essentielles du système de domination et oppression moderne. La principale raison de cette reconfiguration est que le travail libre sur lequel repose le capitalisme ne peut être maintenu sans la contribution d’un travail fortement dévalorisé et un travail non rémunéré. Ce sont les populations racisées par le colonialisme et les corps sexisés par le patriarcat qui fournissent ce type de travail. La composition des trois dominations varie selon les pays et le contexte historique. Les articulations spécifiques entre eux varient également. Mais ils sont toujours présents. Par exemple, l’aggravation des souffrances injustes causées par le capitalisme dans une conjoncture donnée (par exemple, dans la conjoncture post-pandémique dans laquelle nous vivons) tend à renforcer les discriminations raciales et sexuelles et à s’en nourrir (Santos, date à venir). Les trois dominations sont d’égale importance même si conjoncturellement la lutte contre l’une d’entre elles est plus urgente ou avance plus. Le privilège que la pensée critique dominante accordait à la domination capitaliste a donné lieu en réaction, dans ces dernières décennies, à un révisionnisme qui attribue ce privilège au racisme ou au sexisme.
 
4- La spécificité de la triple domination moderne réside dans le fait que les populations racisées ou sexisées sont considérés comme ontologiquement inférieurs. C’est pourquoi la société moderne est composée d’êtres pleinement humains et d’êtres considérés comme sous-humains. Une ligne abyssale les sépare, à la fois radicalement efficace et radicalement invisible, car le principe de l’égalité de tous devant la loi transforme le racisme et le sexisme systématique en écart contingent par rapport aux normes « universellement » valables. En effet, dans des sociétés modernes, la pleine humanité est une chimère, car il n’y a pas d’humanité sans sous-humanité. Franz Fanon, fin connaisseur de la tradition critique occidentale, notamment française, reste une des figures, pour la construction des épistémologies du Sud, identifiant la permanence de la ligne abyssale, et la zone de non-être qu’elle produit. Comme Sukarno en Indonésie, comme Mahatma Gandhi en Inde, comme Nkrumah au Ghana, Fanon, a vu très clairement que le colonialisme ne prendrait pas fin avec l’indépendance politique des colonies. Avec les indépendances se produit la fin d’un type spécifique de colonialisme, le colonialisme historique, mais d’autres formes continuent ou émergent comme le néocolonialisme, le racisme, colonialisme interne, expulsion des populations autochtones de leurs territoires pour faire place à des mégaprojets de développement, xénophobie, etc.
 
5- La ligne abyssale sépare deux formes de sociabilité et d’ordre social : la sociabilité métropolitaine, où tous les êtres humains sont pleinement humains, et la sociabilité coloniale, où les relations avec les sous-humains, les populations racisées et sexisées, sont ordonnées. La sociabilité métropolitaine est ordonnée par la tension entre régulation et émancipation, tandis que la sociabilité coloniale est ordonnée par la tension entre appropriation et violence. L’expérience sociale des populations soumises à la sociabilité coloniale est invisibilisée, considérée comme non pertinente, arriérée, ignorante ou même dangereuse. Une telle expérience sociale est soumise à une sociologie des absences, à la production d’une réalité comme inexistante. Dans les deux formes de sociabilité, il existe des exclusions et des inégalités mais, alors que dans la sociabilité métropolitaine, elles sont atténuées par les garanties juridiques de l’État de droit et des principes démocratiques constitutionnels, dans la sociabilité coloniale, ces garanties de défense n’existent pas dans la pratique, même si elles sont présentes dans les textes juridiques. C’est-à-dire que dans la sociabilité coloniale, les exclusions sont abyssales parce que les corps qui les subissent peuvent être appropriés et violés systématiquement et en toute impunité (Santos, 2016b:174-198).
La pensée critique présente au Nord ne reconnaît pas la ligne abyssale. Au mieux, la ligne abyssale est vue comme une déviation autoritaire violente et contingente des valeurs universelles. L’un des plus brillants penseurs critiques du vingtième siècle s’inscrivant dans cette tradition est certainement Michel Foucault, qui a été professeur ici, à Vincennes . Mais Foucault se concentre exclusivement sur la sociabilité métropolitaine comme si c’était la seule forme de sociabilité. C’est là que le pouvoir disciplinaire qui s’affirme avec plénitude. Au-delà, mais lui appartenant intrinsèquement, se trouve le pouvoir d’appropriation et de violence sur les sous-humains qui sont transformés en ressources aussi disponibles et jetables que les ressources naturelles. Il est clair que Michel Foucault a analysé le pouvoir disciplinaire sur les corps (le biopouvoir et la biopolitique), mais il l’a fait dans le cadre de la sociabilité métropolitaine. C’est-à-dire sans tenir compte du pouvoir de la force brute, physique et violente qui permet l’appropriation, la violence et l’extermination en toute impunité. En un mot, la nécropolitique selon Achille Mbembe (2006 ; 2019). C’est la puissance abyssale qui habite la sociabilité coloniale.
 
6- Les savoirs nés dans les luttes sociales contre la domination ne dénoncent pas toujours la ligne abyssale. Nombre de ces savoirs se manifestent au sein de mouvements sociaux qui visent à combattre les exclusions non abyssales typiques de la sociabilité métropolitaine. Les épistémologies du Sud, en tant que sources de la pensée critique, se concentrent sur les luttes et les mouvements qui affrontent des exclusions abyssales où se combinent les trois principales modes of domination moderne, capitalisme, colonialisme et patriarcat. Ces luttes tendent à être les plus souvent réduites au silence et la résistance contre elles les plus fermement neutralisées par les pouvoirs dominants. En dénonçant la ligne abyssale, les épistémologies du Sud attirent l’attention sur l’expérience sociale et les savoirs des populations soumises à la sociabilité coloniale et en lutte contre la domination qu’elle produit. Tout en dénonçant la sociologie des absences, la non-reconnaissance ou la destruction des savoirs produits de l’autre côté de la ligne abyssale (l’épistémicide[2] et « linguacide »)[3], les épistémologies du Sud attirent l’attention sur la perte d’expériences que cela entraîne et sur le potentiel émancipateur que ces expériences et savoirs contiennent. 
Par exemple, dans l’illustration ci-dessus sur les droits de la nature, le concept de nature qui y est inscrit est celui qui a été défendu par les peuples autochtones depuis toujours, et certainement depuis leurs premiers contacts avec les colonisateurs européens. Pendant des siècles, ce concept de nature a été réduit au silence par la pensée euro-centrique comme étant le produit de la pensée magique ou simplement de superstitions, mais à mesure que les mouvements indigènes en Amérique Latine et en Nouvelle-Zélande renforçaient leurs luttes et gagnaient en visibilité, ce concept est passé d’une absence à une émergence, une potentialité, un pas encore (Noch Nicht) au sens d’Ernst Bloch (1976 : 236-237). Et cette potentialité se réalise précisément dans la manière dont ce concept de nature comme terre-mère trouve un écho bien au-delà de l’expérience autochtone et est transformée en un instrument de légitimation des luttes écologiques et assumée comme telle par les jeunes citadins de différentes régions du monde. Le concept de pachamama qui a été réduit au silence pendant des siècles comme un résidu historique, apparaît aujourd’hui comme le germe d’un avenir qui garantit la survie de l’espèce humaine, la vie de laquelle est une fraction infime (0,01%) de la vie totale de la planète (Santos, 2011 : 21-50).
Bien sûr, le concept cartésien de nature et le concept de pachamama appartiennent à des univers culturels différents. Entre les deux, la traduction interculturelle doit être mise à contribution. Les épistémologies du Sud ont toujours excellé dans la traduction interculturelle et inter-politique parce qu’elle a été l’un des outils que les peuples colonisés ont utilisé pour survivre dans un monde hostile créé par la triade moderne du capitalisme, du colonialisme et du patriarcat et pour y résister. Ces traductions se situent à mi-chemin, entre l’incommensurabilité entre les cultures et la transparence totale. L’espace-temps de l’interculturalité rend possible l’espace-temps de l’interconnaissance, qui à son tour permet l’identification dans le champ social de convergences politiques au-delà des universalismes abstraits et des ghettos identitaires.
A ce stade, il est possible de jeter un pont, peut-être surprenant mais prometteur, entre l’un des plus importants penseurs critiques français et les épistémologies du Sud. Je me réfère à Gilles Deleuze[4]. La construction de l’interconnaissance et des écologies de savoirs est un acte créatif qui procède par agencements, dévires contingentes, nomades parce que fluides et réversibles, moléculaires et non molaires, à vocation rhizomique comme aspiration à la démocratie cognitive, originellement intersubjective, processus où convergent raison, émotions, affectivité et imagination à partir des conditions qui la rendent possible (l’imaginatio vera non phantastica de la pensée antique). En bref, une raison chaleureuse, un sentir-penser de Orlando Fals Borda (2009) le corazonar des peuples autochtones en Amérique Latine[5].
Ce n’est pas un hasard que Deleuze et les épistémologies du Sud trouvent en Spinoza une source d’inspiration. La raison ultime de l’interconnaissance réside dans l’interchangeabilité entre Dieu et la nature, Deus sive natura (Spinoza, 1993 : 31-32). Près de quatre siècles plus tard, les épistémologies du Sud rendent possible un dialogue entre Spinoza et la terre mère des peuples autochtones en Amérique Latine, entre Spinoza el le concept de swadeshi en Inde, entre Spinoza el le concept de ubuntu en l’Afrique austral. Le rationalisme le plus radical de Spinoza rencontre à sa limite autres rationalismes non-euro centriques qui rendent possible l’écologie politique et le sauvetage de l’espèce humaine menacée par l’effondrement écologique.  
Là où les épistémologies du Sud se séparent de Deleuze, c’est dans les asymétries (surtout les asymétries abyssales) et les séparations qui ne peuvent être surmontées si elles ne sont pas d’abord identifiées et dénoncées. Les asymétries sont multiples. Premièrement, la créativité de l’interconnaissance dans les épistémologies du Sud ne vise pas à éliminer les différences, mais plutôt à éliminer les hiérarchies qui contaminent les différences binaires de la pensée dominante. Accentuer les différences binaires risque d’accentuer l’essentialisation des raisons d’être des luttes. Sans hiérarchies, les différences non seulement continuent d’exister mais cessent d’être binaires et prolifèrent. Deuxièmement, l’asymétrie la plus grande est celle de la ligne abyssale ; les épistémologies du Sud, tout en appelant à la désessencialisation des différences de ceux qui sont du même côté de la lutte sociale, dénoncent l’abîme qui sépare le pleinement humain de ceux qui sont considérés comme sous-humains. Cette condition n’est pas inéluctable, bien au contraire, puisque le but ultime des luttes sociales est d’éliminer la ligne abyssale. D’autre part, ce dépassement n’est pas seulement fait de confrontation, il est aussi fait de coopération, car comme l’a soutenu Albert Memmi, le dépassement de la conscience colonisé dans le colonisé doit se produire en conjonction avec le dépassement de la conscience coloniale dans le colonisateur. Comme il a écrit : « La colonisation fabrique des colonisés comme elle fabrique des colonisateurs » (Memmi, 1973 : 85).
Enfin, la créativité de penser et d’agir dans les épistémologies du Sud a une vocation générale, celle de la lutte contre les asymétries, les inégalités et les discriminations. La fluidité, la contingence et le devenir continu doivent créer les conditions dans lesquelles les luttes peuvent s’épanouir. 
 
7- La sociologie des émergences est fondamentale dans les épistémologies du Sud car c’est là que sont formulées les alternatives à la domination capitaliste, coloniale et patriarcale, les propositions pour une vie digne basée sur l’élimination de la ligne abyssale, sur la réalisation du projet de la pleine humanisation de l’humanité, qui, d’ailleurs, implique non seulement des relations justes entre les humains mais aussi des relations justes entre la vie humaine et la vie non humaine. La pensée critique euro-centrique a joué un rôle fondamental dans la dénonciation des inégalités et des discriminations dans les sociétés modernes et contemporaines, mais elle a été moins efficace dans la formulation d’alternatives, notamment parce que celles dans lesquelles elle a le plus investi ont souvent abouti à d’horribles cauchemars. La crise que traverse la pensée critique aujourd’hui euro-centrique résulte du fait que cette inefficacité est désormais plus visible. Nous vivons à une époque où il y a tant de choses à critiquer, mais où, paradoxalement, il n’a jamais été aussi difficile de formuler des théories critiques convaincantes et motivantes, surtout pour les nouvelles générations. En fait, aussi convaincantes qu’aient été les critiques de la pensée hégémonique formulées par la pensée critique euro-centrique, nos universités modernes continuent d’être dominées par des idées qui sont depuis longtemps intellectuellement discréditées, habitées par une inertie insondable. Pour toutes ces raisons, la tradition euro-centrique de la pensée critique semble plongée dans un épuisement théorique qui signale simultanément un manque radical. Ce qui manque, c’est d’identifier précisément ce qui manque— : l’identification et dénonciation de la ligne abyssaleet avoir le courage de sortir de sa zone de confort.
Les épistémologies du Sud offrent une porte de sortie et ouvrent un immense champ de dialogue et de co-apprentissages entre les pratiques et les savoirs de l’Ouest et de l’Est, du Nord et du Sud. Chacune des pratiques et chacun des savoirs pris isolément ne peuvent aujourd’hui offrir des pensées et des projets alternatifs pour la société dans laquelle nous vivons, une société de plus en plus injuste et au bord de l’effondrement écologique et démocratique.[6] Mais mises ensemble par des procédures épistémologiques et politiques appropriées, elles peuvent renouveler l’espoir ou du moins l’équilibrer avec la peur et le désespoir qui prévaut aujourd’hui. La diversité épistémologique du monde défendue par les épistémologies du Sud est aux antipodes à la fois du relativisme et du triomphalisme d’avant-garde. Elle valorise les connaissances nées ou utilisées dans les luttes sociales pour lutter contre les différentes formes de domination. Il ne s’agit pas d’acquérir une connaissance complète ou absolue ou d’aspirer à des aubes radieuses. Il s’agit plutôt de reconnaître la diversité épistémologique du monde et de transformer notre ignorance ignorante en ignorance éclairée, comme le recommandait Nicolas de Cusa (1930). C’est la seule façon de suivre une autre sage recommandation, encore une fois, Spinoza : rechercher un équilibre entre la peur et l’espoir (Spinoza, 1993 : 172). Nous vivons dans des sociétés dans lesquelles les grandes majorités vivent avec beaucoup de peur et très peu d’espoir — peur de la faim, de la guerre, des balles perdues, des virus, des étrangers, du manque d’accès à l’éducation et à la santé, de la violence domestique, de la violence policière, du gangstérisme communautaire. Dans le même temps, les plus riches vivent avec trop d’espoir et seulement la peur de perdre leurs privilèges. Les épistémologies du Sud visent à équilibrer la peur et l’espoir, des manières de penser et d’agir qui donnent plus d’espoir aux grandes majorités et instillent plus de peur aux petites minorités.
 
8- La pensée critique qui émerge des épistémologies du Sud ne peut être une pensée d’avant-garde. Il s’agit plutôt d’une pensée d’arrière-garde. Elle avance dans les luttes sociales et doit soutenir les luttes dans lesquelles les résistants avancent plus lentement ou sont sur le point d’abandonner. Ici aussi, les épistémologies du Sud offrent une alternative à la pensée critique euro-centrique, qui s’est toujours imaginée comme une pensée d’avant-garde. Selon ce type de pensée, chaque fois que la réalité s’est écartée de la théorie, c’est la réalité et non la théorie qui s’est trompée. En privilégiant les savoirs nés et utilisés dans les luttes sociales contre la domination, les épistémologies du Sud appellent un nouveau type d’intellectuel, un.e intellectuel.le qui accepte le défi de sortir de sa zone de confort et de participer avec ses savoirs aux luttes sociales, en les mettant activement en dialogue avec d’autres savoirs dans des contextes très différents de celui dans lequel il est inséré institutionnellement. Et de le faire sans servilité, qui est souvent le produit de la mauvaise conscience, mais avec une distance critique et avec solidarité. Il s’agit d’intellectuel.les qui savent co-apprendre avec les groupes sociaux qui luttent contre la domination, qui savent apprendre des universitaires et des non-universitaires à l’intérieur et à l’extérieur de l’université. Il ne s’agit pas de lutter pour une appartenance identitaire qui aboutit souvent à des ghettos identitaires et à de nouvelles lignes abyssales. Il ne s’agit pas de savoir qui vous êtes mais plutôt de quel côté vous êtes dans les luttes contre la domination et les souffrances injustes.
 
9- L’intellectuel.le de l’arrière-garde selon les épistémologies du Sud a un autre trait existentiel : la relation entre choix et sacrifice. Toute la pensée critique implique un exercice de choix, au moins d’une alternative à la société dominante et à son statu quo. Ce choix peut impliquer un certain inconfort, mais jamais de sacrifice, c’est-à-dire, sérieux risques existentiels ou professionnels. En fait, la pensée avant-gardiste était précisément la manière dont la pensée savante séparait le choix du sacrifice. Si c’est la réalité, et non la théorie, qui se trompe, la théorie n’est pas responsable des conséquences. Le sacrifice était rarement celui des théoriciens, mais presque toujours celui des mouvements sociaux et des organisations qui suivaient leurs idées. C’est aussi pour cette raison qu’il était possible de défendre les idées révolutionnaires dans des institutions réactionnaires. Ce n’est pas le cas de l’intellectuel.le de l’arrière-garde car son savoir est directement impliqué avec d’autres dans les luttes sociales et son aptitude se joue là. De ce fait, selon les épistémologies du Sud, l’intellectuel.e ne peut pas facilement séparer le choix du sacrifice (Santos, 2018 : 154-161).
En privilégiant l’interconnaissance, notamment entre la science et les autres savoirs, et en mettant cette interconnaissance au service des luttes sociales contre les différentes formes de domination, les épistémologies du Sud permettent de questionner le rôle de nos universités pour faire face aux défis auxquels nos étudiants et étudiantes seront confrontés à la suite à la crise pandémique, dans un contexte de crise climatiques et démocratiques. Pendant longtemps les universités ont formé étudiants conformistes. La question à laquelle les épistémologies du Sud cherchent à répondre est la suivante : comment former des étudiants rebelles et compétents dans sa rébellion pour qu’un autre monde soit possible ?

Bibliographie

  • Bloch, Ernest (1976). Le principe espérance, t. I. Paris : Gallimard.
  • Cusa, Nicolas de (1930). De la docte ignorance. Paris : Éditions de la Maisnie, P.U.F.
  • Deleuze, Gilles (1970). Spinoza. Paris : PUF.
  • Deleuze, Gilles (1980). Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux. Paris : Éditions de Minuit.
  • Deleuze, Gilles (2003). Pourparlers 1972-1990. Paris : Éditions de Minuit.
  • Deleuze, Gilles ; Guattari, Félix (1972). Capitalisme et schizophrénie. L’anti-Œdipe. Paris : Éditions de Minuit.
  • Fals Borda, Orlando (2009). Una sociología sentipensante para América Latina. Bogotá : Siglo del Hombre Editores y CLACSO.
  • Foucault, Michel (1994). Dits et Écrits. Volume 4. Paris : Gallimard.
  • Hagège, Claude (2002). Halte à la mort des langues. Paris : Éditions Odile Jacob.
  • Hegel, G.W. F. (1975). Principes de la philosophie du droit. Paris : Vrin.
  • Mbembe, Achille (200-). "Nécropolitique", Raisons politiques, 21(1), 29-60..
  • Mbembe, Achille (2019). Necropolitics. Durham : Duke University Press.
  • Memmi, Albert (1973). Portrait du colonisé précédé du Portrait du Colonisateur et d’une préface de Jean-Paul Sartre. Paris : Petite Bibliothèque Payot.
  • Santos, Boaventura de Sousa (1997). "Vers une conception multiculturelle des droits de l’homme", Droit et Société, 35, 79-96.
  • Santos, Boaventura de Sousa (2004). Vers un Nouveau Sens Commun Juridique. Droit, Science et Politique dans la Transition Paradigmatique. Paris : Librairie Général de Droit et Jurisprudence
  • Santos, Boaventura de Sousa (2011). "Épistémologies du Sud", Études Rurales, 187, 21-50.
  • Santos, Boaventura de Sousa (2016a). Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science. Paris : Desclée de Brouwer.
  • Santos, Boaventura de Sousa (2016b). "La refondation de l’État", in Laville, Jean-Louis, Coraggio, José Luis (orgs.), Les gauches du XXIe siècle. Un dialogue Nord-Sud. Lormont : Le Bord de L’Eau, 175-188.
  • Santos, Boaventura de Sousa (2018). The End of the Cognitive Empire. The Coming of Age of Epistemologies of the South. Durham and London : Duke University Press.
  • Santos, Boaventura de Sousa (date à venir). The Future Begins Now : from the pandemic to utopia. New York : Routledge.
  • Spinoza, Baruch (1993). L’Étique. Paris : Les Éditions Ivrea.



[1] Pour la plus récente formulation des épistémologies du Sud voire Santos, 2018.

[2] Les épistémologies dominantes ont engendré un gaspillage massif des expériences sociales, et en particulier, une destruction massive de façons de connaître qui ne s’ajustaient pas au canon épistémologique dominant. C’est cette destruction qui est nommée « épistémicide » (Santos, 2016a : 347).

[3] Le linguicide est l’élimination concertée d’une ou de plusieurs langues par des mesures politiques plus ou moins explicites (Hagège, 2002).

[4] Les ouvrages les plus importantes pour mon propos : Deleuze, 1970, 1980, 2003. Voir aussi Deleuze et Guattari, 1972.

[5] Voir Santos, 2018:99-102.

[6] Voir Santos, 2016b : 175-188.

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