Comprendre et prévenir


Françoise Sironi est psychologue et maîtresse de conférences. En tant qu’experte psychologue auprès des juridictions pénales internationales, elle a été amenée à dresser le profil psychologique de criminels contre l’humanité. Dont Duch, tortionnaire Khmer rouge, responsable de la torture et de la mort de milliers de Cambodgiens, qu’elle a pu interroger une cinquantaine d’heures à la demande du tribunal mixte spécialement créé pour ce procès extraordinaire. Une expérience qu’elle prolonge dans un ouvrage paru aux éditions de La Découverte, Comment devient-on tortionnaire ? Psychologie des criminels contre l’humanité.
 

Pouvez-vous nous résumer votre parcours ?


Je suis psychologue et psychothérapeute de formation. J’ai longtemps travaillé à l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard à Neuilly-sur-Marne, et je préparais en parallèle une thèse de doctorat sous la direction de Tobie Nathan, enseignant à Paris 8 et ancien directeur de l’UFR de psychologie. J’ai consacré mes recherches aux victimes de torture, et notamment à la mise en place d’une forme de psychothérapie spécifique à leur destination. À l’époque, au début des années 1990, rien n’avait encore été mis en place. J’ai réalisé ma thèse à partir de soixante-six cas de psychothérapies achevées. Les patients, qui avaient été traumatisés, étaient incontestablement sortis de leur état de souffrance psychologiques. Au même moment, j’ai commencé à travailler à Paris dans un des premiers centres de soins aux victimes de torture, avant de fonder, avec trois autres collègues, le centre de soins Primo Levi, là encore à destination des victimes de torture. Ce centre a toujours eu une dimension « engagée », et s’est toujours attaché à accueillir des victimes provenant du monde entier. Ce que les gens ont vécu, ce n’est pas lié à la petite enfance ou à la jeunesse, comme on avait l’habitude de penser les souffrances psychologiques à l’époque, mais c’est directement lié à l’intentionnalité d’un autre, qui a voulu les détruire. Le centre Primo Levi est l’émanation d’un ensemble d’ONG, toutes réunies afin de permettre à une équipe de cliniciens de soigner des victimes de tortures.
Je fais ce que j’ai toujours voulu faire. Je suis extrêmement sensible au non-respect des droits de l’homme, et à toutes les formes de violation de ce qui fait l’humain. Lors de conflits, les dirigeants décident que d’autres humains tueront, au nom d’une idéologie, d’une toute-puissance, d’une volonté d’hégémonie. Pourquoi ?
Une fois mon diplôme de psychologie obtenu, j’ai décidé de consacrer ma carrière professionnelle à ce sujet. Mon travail à Ville-Evrard, dans un hôpital psychiatrique « classique », m’apportait une expérience différente de celle des victimes de violence politique. Cela m’a aidé à les soigner de la meilleure façon. J’ai mené ma thèse de doctorat afin de conduire à son terme une recherche embryonnaire de connaissances sur l’impact psychologique des tortures et sur la prise en charge psychologique des victimes. D’un point de vue médical, les médecins avaient instigué pour soigner toutes les cruautés infligées au corps. D’un point de vue psychologique, quasiment rien n’avait été lancé. Après mon doctorat, Tobie Nathan m’a rapidement proposé un poste d’ATER à Paris 8.
 

Vous avez également ouvert un centre de soins en Russie.


Exactement. Lorsque je travaillais au centre Primo Levi, nous avions été contactés par des cliniciens russes s’occupant de vétérans de la guerre en Afghanistan. Leurs patients étaient des appelés, ils avaient été contraints à s’engager dans ce conflit au cours de leur service militaire. On ne les avait prévenus que trois heures avant d’arriver à la frontière avec l’Afghanistan. Ils n’étaient donc que très peu formés pour faire la guerre. C’est une technique « d’ensauvagement ». Les individus sont très rapidement confrontés à des situations extrêmes, soit « je te tue », soit « tu me tues ». Cela favorise l’usage de la cruauté, ou du moins du non-respect de la « loi de la guerre ». C’était après la pérestroïka : les Russes ignoraient comment prendre en charge leurs vétérans traumatisés psychiquement, partis de l’Union soviétique et, qui se retrouvaient, à leur retour, en Russie. C’était une sale guerre, à l’instar de la guerre du Vietnam pour les États-Unis. Personne ne voulait en parler. Une association française a reçu cette demande pour aider les Russes à créer un centre de soins pour les auteurs de violences collectives. Même si je ne m’occupais alors que de victimes, il est apparu à une partie de notre équipe qu’il était primordial de soigner les auteurs. Nous savons très bien qu’il existe un problème de prévention. Des gens qui ont été formés à la violence ou qui sont traumatisés de guerre doivent être pris en charge lorsqu’ils reviennent dans le cours normal de la société. Sinon, la violence se transmet et se diffuse dans la société. Nous avons pris en charge les auteurs dans une dimension préventive, autant que faire se pouvait, vu le nombre d’appelés. Par la suite, j’ai continué à m’occuper à la fois de victimes et d’auteurs de violences collectives. En tant que psychologue, il m’intéresse de comprendre et de traiter les conséquences des violences collectives. Comment sont-ils devenus capables de tuer ? À l’évidence, ils ne sont pas nés ainsi.
 

Comment vous êtes-vous familiarisée avec le génocide cambodgien, et donc avec tout le contexte historique et géopolitique ?


Le travail de recherche et de contextualisation représente une part importante de mon travail. Le contexte géopolitique est central et nous façonne tous. Nous sommes complètement traversés par l’histoire collective et par l’histoire individuelle. Les travaux de Gilles Deleuze m’ont énormément aidée, au même titre que les recherches de Tobie Nathan en ethnopsychiatrie. J’ai créé une consultation consacrée aux traumatismes intentionnels au sein du centre d’ethnopsychiatrie Georges Devereux, alors situé à Paris 8. Mes aînés m’ont beaucoup appris. Ma particularité a été de m’intéresser davantage au contexte géopolitique, comme Tobie Nathan a pu se focaliser sur la culture. Il était absolument indispensable d’étudier le contexte afférent à cette région de l’Asie avant d’aller rencontrer Duch. Ayant reçu en consultation beaucoup de victimes de torture, j’ai été amenée à rencontrer un certain nombre de réfugiés politiques cambodgiens, à l’époque des Khmers rouges. Cela m’a permis de me familiariser avec le contexte dans lequel ces crimes ont été commis.
 

Au-delà de vos compétences et de votre antériorité avec des victimes de ce régime, comment s’explique que la cour pénale internationale fasse appel à une Française pour l’expertise psychologique d’un tortionnaire cambodgien ?


Quand le tribunal spécial Khmers rouges a été mis en place à Phnom Phen, sous l’autorité de la justice pénale internationale, j’ai été nommée par un juge d’instruction cambodgien et un juge d’instruction français sur la base de mes travaux. Le choix de ma personne a d’abord été directement lié à mes « compétences » internationales dans le domaine des victimes de tortures et des auteurs de violences collectives. Il s’agissait d’un tribunal mixte : les avocats et les juges étaient Cambodgiens, et il y avait des co-juges étrangers, dont Marcel Lemonde. Il fallait absolument que les parties cambodgiennes soient représentées, puisqu’il s’agit de leur propre histoire. L’ouverture internationale de ce tribunal était importante car il n’était pas certain que la douloureuse et violente histoire locale permette l’impartialité. Au Cambodge, il y a encore beaucoup d’anciens Khmers rouges, et forcément beaucoup de traumatisés qui en ont été victimes. Dans ces conditions, difficile de demander à un tribunal qui serait essentiellement composé de Cambodgiens d’être « neutre ». C’est pourquoi le Cambodge et l’ONU ont fait le choix d’internationaliser le tribunal. 
 

Quand on va rencontrer Duch, dans quel état d’esprit franchit-on la porte de la prison ? Dans votre ouvrage, vous dites avoir en tête les milliers de victimes dont il est responsable.


Toutes les personnes qui ont été amenées à rencontrer des criminels, à fortiori lorsqu’il s’agit de crimes contre l’humanité, sont étonnées de se trouver face à des humains comme les autres. Ce ne sont pas les monstres qu’ils s’étaient imaginés. Ce sont des personnes très clivées : ils ont commis des crimes mais cela ne les empêche pas de poursuivre une vie normale. Lorsque Duch quittait le centre S-21, où des méfaits atroces étaient commis, il allait retrouver sa femme et ses enfants. Le clivage permet d’être à la fois un bon père, un bon mari et un grand tortionnaire. Des années après, Duch restait très clivé. Lorsque je rencontre de tels criminels, je garde à l’esprit toutes les victimes afin de m’éviter d’être moi-même clivé. Cependant, lorsque je travaille avec des victimes, je ne vois pas derrière elles les auteurs des crimes. Je ne perçois que l’intentionnalité destructrice des tortionnaires. Je fonctionne donc, pour citer Gilles Deleuze, dans une multiplicité.
 

Pourquoi appelez-vous ces criminels des « hommes systèmes » ? Sont-ce des hommes qui effacent leur individualité au point d’incarner le système, tout en le servant avec une dévotion extrême ?


Les hommes-systèmes sont des hommes ayant absolument renoncé à toute identité singulière. Les raisons de ce renoncement sont diverses. Certains peuvent avoir subi durant leur enfance des violences qui ont interdit à leur individualité de se construire. Certains peuvent avoir du mal à construire leur identité et trouvent extrêmement commode d’embrasser une proposition idéologique totalisante qui leur propose une lecture claire et binaire du monde qui les entoure. Ils fondent dès lors leur propre identité dans l’identité du système. Ils vont tout faire pour se comporter comme ils pensent que le système veut qu’ils se comportent. Ils s’identifient à une figure collective et leur identité personnelle n’existe plus du tout. On trouve des hommes-systèmes dans tous les corps constitués : les entreprises, l’armée, les sectes, etc.
 

Lorsqu’il évoque son expérience de « formateur » de tortionnaires, à propos des enfants, Duch répète plusieurs fois la même formule : « À cet âge-là, ils sont comme de la glaise ». Duch a été choisi par les plus hautes strates du régime pour sa docilité. Ses qualités de pédagogue, lui qui a enseigné les mathématiques avant et après ses services de criminel, ont également été « utiles », à S-21.


Duch a été façonné par le système khmer rouge. A S-21, il était chargé du recrutement des « collaborateurs », c’est-à-dire des interrogateurs et tortionnaires. Les plus jeunes pouvaient avoir huit ans. Duch disait qu’ils étaient comme la page blanche d’un livre, car il pouvait tout imprimer sur eux. Il s’agissait ni plus ni moins d’enfants-soldats. Ces enfants ont été adultifiés très jeunes puisqu’ils avaient le pouvoir de vie ou de mort sur des êtres humains. Au Cambodge, on accorde traditionnellement un très grand respect aux anciens. Les jeunes appellent les adultes « oncle » ou « tante », avec une certaine forme de vénération à l’égard de leur âge. Soudainement, ces jeunes se sont retrouvés dans une absolue inversion des règles culturelles puisqu’ils avaient toute-puissance sur l’existence de leurs aînés. Duch devait donc d’abord les convaincre avant de leur apprendre à tuer. Ils étaient certes malléables en tant qu’enfants, mais ils l’étaient surtout car ils avaient peur. Tout le monde avait peur. Duch lui-même avait peur, et il était persuadé qu’il allait mourir. Il dépendait directement de Pol Pot, alors à la tête de l’État. La psychologie des personnes était complètement perturbée par cette peur de la mort. Probablement que, pour une partie des enfants, cet ascendant sur des aînés revêtait une forme jouissive de revanche. Les jeunes représentaient l’homme nouveau. À l’instar de l’État islamique, le régime Khmer rouge concevait les jeunes comme des combattants qui devaient incarner le renouveau.
 

Duch a-t-il prononcé des mots à l’égard des familles des victimes ? Lors de son procès, le public était furieux de voir qu’il continuait de manifester le plus grand respect à l’égard de ses supérieurs hiérarchiques du régime khmer rouge, des années après les faits.


Duch est un être fondamentalement clivé. Durant le procès, il a d’une part continué à respecter sa hiérarchie, trente-cinq ans après les faits. Mais il a d’autre part collaboré avec le tribunal spécial Khmer rouge pour raconter les faits et dénoncer ses supérieurs hiérarchiques. Chez les êtres clivés, une chose et son contraire peuvent cohabiter. Duch a demandé pardon, en précisant qu’il savait qu’on ne pouvait pas le pardonner. Qui peut pardonner ? Les morts ou les survivants ? Le procès a été diffusé dans tout le pays, et les Cambodgiens se sont rendus compte eux-mêmes du clivage de Duch, qui continuait à fonctionner de manière désempathique lorsqu’il évoquait le passé, tout en demandant pardon. Il ne se comportait pas de la manière attendue par le public.
 

Aujourd’hui, environ dix ans après avoir rencontré Duch, quels souvenirs gardez-vous de ce moment extra-ordinaire, qui vous a investie d’une grande responsabilité ?


Nous – le co-expert cambodgien et moi-même – avions profondément conscience du caractère historique de ce procès, non seulement pour les vivants et les morts, mais pour l’humanité toute entière. Ce n’est pas pour rien que ces crimes sont dits « contre l’humanité ». Je garde une profonde tristesse en mémoire de toutes les victimes du régime Khmer rouge. Au Cambodge, impossible de ne pas penser que, sous le sable, dans les champs, croupissent des cadavres dans des fosses communes. Aujourd’hui encore, il est courant d’y retrouver, par temps de pluie, des morceaux d’os et de vêtements. Les traces de ce génocide sont comme ineffaçables. Je ne suis pas Cambodgienne mais, en tant qu’être humain, je me suis sentie profondément concernée. Je me souviens également d’un épisode marquant lors de notre premier entretien avec Duch. Lorsque je l’ai interrogé sur la signification de son nom, « Duch », il s’est levé et a dit : « Duch, cela veut dire l’élève qui se dresse lorsque son maître l’appelle ». Le choix de cet alias, à quinze ans, est symbolique à de multiples égards, et signifie l’obéissance, le besoin de reconnaissance, etc. Son nom « dit » beaucoup.
 

Comment transmettez-vous votre expérience de ces situations à vos étudiants ?


Toute une partie de mon enseignement concerne le traumatisme psychique. Contrairement à ce qui est encore affirmé dans certains ouvrages, le traumatisme psychique n’est pas uniquement lié à la personnalité des individus. On peut intentionnellement déshumaniser quelqu’un, on peut intentionnellement former des tortionnaires… Il existe des écoles de formation de tortionnaires partout dans le monde. Les psychologues que nous formons pourront avoir affaire à des victimes de torture, par exemple s’ils sont amenés à s’occuper de réfugiés. Les futurs psychologues doivent connaître l’impact de la mémoire transgénérationnelle. Je tente de leur montrer comment la dimension géopolitique et l’histoire collective peuvent façonner les subjectivités des individus. 
 

Que pensez-vous de l’apport de la fiction dans ce domaine (par exemple récemment la série réalisée par David Fincher, Mindhunter ou il y a quelques années le documentaire Into the Abyss, de Werner Herzog) ?


C’est une manière de montrer au grand public les expertises psychologiques menées auprès des criminels. Souvent, victimes et bourreaux se terrent dans un même silence. Je pense que ce type de fiction peut revêtir une dimension pédagogique. À titre personnel, je ne regarde aucune fiction. Je ne juge absolument pas, mais c’est une question de méthodologie, je ne veux pas être influencée. Je veux garder un esprit neuf lorsque je me retrouve face à un authentique auteur de crimes contre l’humanité.
 

Votre démarche et votre raisonnement semblent témoigner d’une grande ouverture dans votre perception de la psychologie.


C’est sans doute ce qui me rapproche le plus de l’esprit de Paris 8. Je m’y plais à cause de l’ouverture et de la liberté de penser qui y règnent. Je vais encore citer Gilles Deleuze : une théorie, c’est comme une boîte à outils, soit on s’en sert, soit on en utilise une autre. Mieux vaut théoriser en partant du terrain. Le dispositif thérapeutique et la méthodologie sont adaptés en fonction de la personne suivie. Certains cliniciens continuent de penser le mal ou la destructivité en fonction des théories générales qui ont cours. Ce n’est pas mon cas. 
 

Continuez-vous d’intervenir auprès des juridictions pénales internationales ?


J’œuvre pour que le recours à des expertises psychologiques soit un réflexe de plus en plus intégré par ces juridictions. J’ai par exemple réalisé l’expertise psychologique de Pascal Simbikangwa, un rwandais accusé de génocide. Paris 8 est, à ma connaissance, une des seules universités françaises à proposer un enseignement consacré à l’expertise psychologique en Master 2 de Psychologie clinique et psychopathologie. J’ai pu inviter au tribunal mes étudiants de dernière année. C’est une opportunité extraordinaire pour eux, et une manière idéale de faire se rejoindre la théorie et la pratique. Je suis très heureuse à l’idée de savoir que ce sont eux qui prendront la relève.
 

Travaillez-vous actuellement sur un nouveau projet d’ouvrage ?


J’ai plusieurs projets d’ouvrage. On me demande souvent comment je fais pour rencontrer des auteurs de crimes contre l’humanité, c’est-à-dire à la fois comment j’affronte ce moment et comment je me protège. En psychologie, c’est la question du contre-transfert. Il y a une grande curiosité de la part du public à ce sujet. Je m’apprête à écrire là-dessus.
 
Visiter le site de l’UFR de Psychologie.
Voir la page consacrée à l’ouvrage de Françoise Sironi sur le site des éditions de La Découverte.
Entretien réalisé par le service communication.

Françoise Sironi est psychologue et maîtresse de conférences. En tant qu’experte psychologue auprès des juridictions pénales internationales, elle a été amenée à dresser le profil psychologique de criminels contre l’humanité.

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