Keivan Djavadzadeh, recherches sur les rappeuses du paysage musical étasunien


Keivan Djavadzadeh est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’UFR Culture et communication depuis trois ans. Ses liens avec Paris 8 ne datent pas d’hier, puisqu’il y a passé son master et obtenu son doctorat en sciences politiques. « J’aime tant Paris 8 que je ne l’ai jamais quittée » nous dit-il. Le choix de l’UFR Culture et communication s’est imposé de par la transversalité de ses objets d’étude. « J’avais davantage d’interlocuteurs dans ce champ disciplinaire, j’ai eu la chance d’être qualifié en sciences politiques, sociologie et sciences de l’information et de la communication » nous explique Keivan.
 

Ses recherches se sont donc poursuivies au sein du laboratoire CEMTI (Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation, créé en 2001). Elles prolongent celles qu’il avait entreprises à travers sa formation à Paris 8 : d’un mémoire sur les chanteuses de blues des années 1920 et 1930, conduit en master de sciences politiques, à une thèse, toujours dans le même champ disciplinaire, se concentrant davantage sur une étude comparative du discours des chanteuses de blues et des rappeuses, il a finalement circonscrit son sujet actuel d’étude autour des seules rappeuses du paysage musical étasunien. Cette recherche a abouti récemment sur un livre, paru en janvier 2021, aux éditions Amsterdam : Hot, cool & vicious, Genre, race et sexualité dans le rap étasunien.
 
Cet ouvrage redonne leur juste place aux femmes rappeuses, lesquelles ont toujours été relativement invisibilisées dans ce genre musical, très marqué par la masculinité et le virilisme, mais plus largement, « comme dans toutes les formes de musique », rappelle Keivan. Cette approche intersectionnelle retrace donc l’histoire oubliée du rap américain, montrant que les femmes ont largement contribué à l’émergence de cette culture et à son succès artistique et commercial. « Elles l’ont fait en surmontant de nombreux obstacles et contraintes. L’histoire des femmes dans le rap n’est pas linéaire, mais se caractérise par des temps forts – en termes de visibilité médiatique et de réception critique et commerciale – et des moments de creux ou d’adaptation. » (p.29)
 
Keivan montre que les premiers enregistrements féminins de rap datent de 1979, au même titre que les pionniers masculins du genre. Les morceaux de Lady D. Lady B, Sweet Tee ou encore The Sequence n’ont pas bénéficié de la même postérité que leurs homologues masculins, une injustice sur laquelle le livre de Keivan Djavadzadeh lève le voile.
 
De l’histoire réhabilitée de ces rappeuses des origines et de la première décennie d’existence du rap, on explore les années 1990, ère de l’hégémonie du gangsta rap, frange hautement viriliste du genre, aux paroles souvent violemment sexistes, aux clips célébrant la domination des gangsta dans la rue (le street cred) mais aussi sur les corps de femmes vues comme des objets ou des faire-valoir. Comme le montre Hot, cool & vicious, les rappeuses ne se sont pas laissées impressionner et se sont approprié ou ont détourné les codes du gangsta rap, pour mieux dénoncer le sexisme, ou le tourner en dérision, en les attaquant sur le terrain sacré de leur virilité, et aussi en revendiquant un autre sens au mot « Bitch », mot largement employé de façon péjorative par les rappeurs qu’elles se réapproprient.
 
La représentation de la sexualité, sexiste et hétérocentrée dans le rap masculin, est également un vecteur d’émancipation et de réappropriation dans les morceaux des rappeuses, de l’iconique Let’s talk about sex de Salt-N-Pepa, très progressiste, sorti dans les années 90, aux paroles très explicites de Cardi B et Morgan Three Stallion dans WAP, le livre explore le long combat des rappeuses pour libérer leur parole sur ce sujet, se réapproprier leur sexualité et parfois sortir de l’hétéronormativité, voire conquérir la liberté de revendiquer une identité queer. Le livre relate la lente progression vers un rap plus inclusif, une bataille menée dans un milieu dominé par les hommes, et où, au départ, afficher sa liberté sexuelle, sans parler d’afficher son homosexualité, revenait malheureusement à entacher sa réputation et perdre du crédit auprès de ses pairs et de son public.
 
Le rap est perçu comme une musique engagée, or, explique Keivan, « parce que leurs morceaux parlent de sujets relevant davantage de la sphère privée (la sexualité, les violences de genre …) que d’une critique des institutions, les rappeuses seraient moins politiques ou engagées que leurs confrères, voire ne le seraient pas du tout. » (p.153) Hot, cool & vicious montre que cette supposition est fausse, d’une part, car le privé est politique, et d’autre part parce que de nombreuses rappeuses ont depuis quelques années un discours plus ouvertement politisé, notamment à travers le soutien d’un mouvement comme Black Lives Matter. La question de l’engagement militant dans le rap féminin est nécessairement intersectionnelle, les rappeuses étant majoritairement racisées.
 
La nécessité de cette dimension intersectionnelle explique, selon Keivan, pourquoi l’appropriation du féminisme est un fait encore récent : cette étiquette ayant été longtemps associée dans l’esprit des rappeuses à une féminité uniquement blanche, à des combats caricaturés dans les médias, peu de rappeuses historiques l’ont revendiquée, alors même que leurs textes peuvent y être associés. Le mot a depuis été promu par Beyoncé, vivement critiquée pour cela, à la fois par les féministes et les femmes artistes du genre, mais néanmoins à l’origine d’une démocratisation du terme dans la sphère du rap féminin. Aujourd’hui, de nombreuses rappeuses se revendiquent féministes et l’ouvrage fait état d’une émergence de sororité dans les rangs des rappeuses actuelles, aux antipodes des diss songs1 qui ont jalonné une partie de l’histoire du rap américain.
 
Le livre dresse un portrait des multiples générations de rappeuses qui se sont succédées depuis 1979, réhabilitant celles que l’histoire avait effacées, dressant un panorama des questions qui agitent les artistes, et leur lent et progressif accès à une reconnaissance médiatique amplement méritée. Volontairement écrit afin d’être accessible à tous, car « il existe une demande réelle pour des ouvrages sur ce sujet qui n’est pas qu’universitaire ou académique » nous indique Keivan, Hot, cool & vicious est donc un livre à mettre entre toutes les mains !
 
Pour accompagner la lecture de Hot, cool and vicious, les éditions Amsterdam ont mis en ligne une playlist des morceaux évoqués par Keivan dans son livre : https://www.youtube.com/playlist?list=PLPO3zUbiF8MXppV-90dCDaObiIqp8gbvE
 
Quelques ouvrages de référence, recommandés par Keivan, pour aller plus loin :
  • Une histoire du rap en France, Karim Hammou, éd. La Découverte, 2014
  • Black Noise : Rap Music and Black Culture in Contemporary America, Tricia Rose, Wesleyan University Press, 1994
  • The Hip Hop Wars : What We Talk About When We Talk About Hip Hop - and Why It Matters, Tricia Rose, Civitas Books, 2018
  • Check It While I Wreck It : Black Womanhood, Hip-Hop Culture, and the Public Sphere, Gwendolyn D. Pough, Northeastern University Press, 2004


1 Une chanson, presque exclusivement de rap, en argot, violente (voire très violente), ayant pour but une attaque à l’encontre d’un ou plusieurs autres rappeurs.

Présentation de Hot, cool and vicious sur le site de l’Université

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