Vidéoactivismes, rencontre avec Ulrike Lune Riboni


« Sans les images, le soulèvement n’aurait pas eu lieu ». Cette phrase, prononcée par un Tunisien après la chute de Ben Ali, en 2011, est le point de départ de l’ouvrage de Ulrike Lune Riboni, Vidéoactivismes, contestation audiovisuelle et politisation des images, publié en mai 2023 par les Éditions Amsterdam. La chercheuse a conduit son terrain de recherche de thèse sur les usages de la vidéo numérique par les acteurs du processus révolutionnaire tunisien, avant de devenir maîtresse de conférences à l’UFR culture et communication, rattachée au Cemti, Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation. Elle travaille aujourd’hui sur l’usage de la vidéo dans différents contextes contestataires, et notamment l’usage des vidéos dans la dénonciation de violences policières. Nous l’avons rencontrée, afin de parler de ses recherches, à l’occasion de la sortie de Vidéoactivismes.
 
Vidéoactivismes évoque le rôle joué par les images d’anonymes, partagées sur les réseaux, dans les soulèvements populaires, qu’elles soient nées d’une volonté de témoigner ou de mobiliser. Des printemps arabes à la révolution féministe des femmes iraniennes, en passant par les gilets jaunes, ces images constituent des regards alternatifs, « désobéissants », qui construisent un autre récit des révoltes que celui du pouvoir. Elles témoignent de la joie, de la solidarité, autant que de la répression ou des violences policières. Quelques jours après notre rencontre avec Ulrike Lune Riboni, le jeune Nahel, 17 ans, était abattu par un policier à Nanterre lors d’un contrôle routier. Le policier arguant la légitime défense est très vite remis en question par la diffusion d’une vidéo, permettant d’entendre le policier menacer le jeune homme de lui tirer une balle dans la tête, et montrant qu’il a menti sur certains faits. Sans cette vidéo, le récit de ce décès aurait pu être bien différent. De nombreuses émeutes ont éclaté dans plusieurs quartiers de la banlieue parisienne à la suite de la diffusion de ces images, puis un peu partout en France. Parmi les graffitis réalisés lors de ces émeutes, on a pu lire « filmez la police » et « combien de Nahel n’ont pas été filmés ? ». Cette colère évoque aussi les contestations antiracistes massives qui ont fait suite, aux Etats-Unis, à la diffusion de vidéos montrant le meurtre de George Floyd, un homme noir tué lors d’un contrôle de police à Minneapolis en 2020. Le sujet de Vidéoactivismes est donc au cœur de l’actualité. Il relate l’émergence de ces vidéos depuis 2010, qui alimentent l’indignation face aux abus de pouvoirs dominants et opposent un autre point de vue aux discours officiels.
 
Mais plus largement, le travail d’Ulrike Lune Riboni livre une critique politique des images, en retraçant l’usage des « images d’enregistrement », historiquement « complices » des rapports de domination et des opérations de contrôle des individus. « Dès l’origine, l’image d’enregistrement – la photographie et l’audiovisuel – sert le contrôle social. Dans l’espace judiciaire, avec la photographie anthropométrique, l’image sert à la reconnaissance des criminels et par extension à l’établissement d’un « type criminel ». Dans d’autres institutions, telles que la médecine, ou encore dans l’entreprise coloniale, elle soutient les idéologies biologisantes du XIXe siècle, à travers les représentations de la déviance innée ou encore des différences raciales. »1
 
L’image filmique a, quant à elle, largement contribué à la reproduction des rapports de domination et à la diffusion des stéréotypes de genre, de race et de classe. Ulrike Lune Riboni rappelle en citant Tanguy Perron, que le premier film projeté sur grand écran, La Sortie de l’usine Lumière à Lyon des frères Lumière, « peut être considéré comme un film patronal ou un film publicitaire ». Si l’image d’enregistrement a servi les entreprises de contrôle social ou politique, elle a aussi été « l’outil privilégié de nombreuses luttes pour les droits sociaux, la redistribution ou la reconnaissance. » Ulrike Lune Riboni cite Sergueï Eisenstein, cinéaste et théoricien soviétique du cinéma, qui disait « Peut-être pour la première fois dans l’histoire, le film est devenu une arme aussi terrible qu’une grenade ». Bien que le cinéma militant ait été longtemps considéré au prisme de ses auteurs, il est souvent porté par des collectifs. La démocratisation progressive des outils audiovisuels commence dans les années 60, et la captation des évènements de mai 68 sur pellicules Super 8 est l’une des premières formes d’image anonyme recensée. L’ouvrage détaille les différentes formes, cinématographiques ou vidéos, auctoriales, collectives, ou anonymes, qui se développeront.

Avec l’arrivée d’internet dans les années 90, et celle des smartphones et des réseaux sociaux à la fin des années 2000, le rapport aux images, à l’information entre dans une profonde mutation. Le vidéoactivisme est désormais à la portée de tous et toutes, et l’œil de la caméra dans la poche de tous les quidams. L’image d’enregistrement, au cœur des rapports de pouvoir, penche alors du côté des militants et des manifestants. Le livre revient au soulèvement tunisien, en 2011, qui a fondé l’intérêt de son autrice pour ces images sans lesquelles le soulèvement n’aurait peut-être pas eu lieu. Ulrike Lune Riboni cite un Tunisien interrogé sur les évènements en 2013 : « on a besoin d’images, on manque d’images. On a besoin de plusieurs angles, de plusieurs points de vue. On sort de cinquante ans d’une vision unique. » Les milliers de caméras anonymes deviennent la garantie d’un pluralisme politique, avec l’enjeu de faire exister des subjectivités en dehors du poids écrasant d’un discours médiatique acquis au pouvoir.
 
Et aujourd’hui ? Lors du soulèvement tunisien, le pouvoir avait été pris de court par la prolifération irrépressible de ces images anonymes. Aujourd’hui, il contre-attaque, multipliant drastiquement les dispositifs de surveillance pour maîtriser de nouveau l’image, tente aussi d’en entraver la circulation : nous avons pu voir en France plusieurs responsables politiques demander de couper les réseaux, voire de couper la 4G dans les quartiers populaires pendant les émeutes qui ont fait suite à l’affaire Nahel. Ulrike Lune Riboni rappelle que les plateformes de diffusion des images anonymes appartiennent à des acteurs majeurs du capitalisme numérique, tout comme les médias dominants. La lutte pour renverser la complicité des images avec le pouvoir est loin d’être terminée, et si les images d’enregistrement sont des armes médiatiques et politiques, partout dans le monde États et entreprises s’assurent d’être les mieux armés. Pourtant, nous explique Ulrike Lune Riboni, il est possible de renverser leurs images contre eux. Certains collectifs, comme Forensic Architecture, s’ingénient à collecter ces images de vidéosurveillance afin de mettre en cause des dysfonctionnements, de déconstruire les discours officiels et d’incriminer États ou médias.
 
Nous vous invitons à découvrir ce livre qui résonne fortement avec l’actualité et qui rappelle l’urgence de produire d’autres régimes de visibilité et représentation.
 
 
1. Ulrike Lune Riboni, entretien avec Mathieu Dejean dans Médiapart, 19 mai 2023
 
 
Vidéoactivismes. Contestation audiovisuelle et politisation des images, d’Ulrike Lune Riboni, aux éditions Amsterdam.
 
Les illustrations réalisées par le service communication sont inspirées de la chanson The revolution will not be televised de Gil Scott-Heron, et d’un article de Peter Snowdon, The revolution will be uploaded, cités par l’autrice.

Découvrez le podcast d’entretien avec Ulrike Lune Riboni, réalisé par le service communication

Podcast - Vidéoactivismes, rencontre avec Ulrike Lune Riboni

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