Autres scènes


À côté d’une intense activité scientifique et intellectuelle, Philippe Ivernel consacre une partie importante de sa vie personnelle au militantisme politique, aux voyages et à l’épanouissement culturel par le théâtre et le cinéma : trois domaines qui s’entremêlent et s’influencent réciproquement, d’ailleurs, tout au long de son existence.
Dans la vie d’un individu, il n’est jamais aisé de tracer des frontières nettes entre sphère privée et sphère publique, action politique et action culturelle, entre engagement public et engagement privé. A fortiori pour une figure comme Philippe Ivernel, dont l’engagement, pluriel et ubiquitaire, s’exprime sous plusieurs formes et dans les contextes les plus disparates. Ses archives, privées par définition, aident pourtant à tracer le périmètre de sa trajectoire individuelle, en ouvrant une fenêtre sur sa militance sociale, sur ses réseaux sociaux, jusqu’à la sphère, plus subtile mais aussi plus profonde, du quotidien.
Conservant un corpus de documents hétérogènes, mais très riche, le fonds d’archive de Philippe Ivernel offre un point d’observation incontournable pour encadrer et comprendre mieux la militance de son producteur, dans toutes ses facettes.

Militantisme public et privée

Acteur engagé de son temps, Philippe Ivernel milite longtemps en faveur du PSU (Parti Socialiste Unifié), fondé en avril 1960 et dissous en novembre 1989 : c’est un parti politiquement à gauche des socialistes qui se rapproche du CERES (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste) et qui se veut au carrefour entre réforme et révolution, dans une perspective démocratique et attentive à la société. Le témoignage de sa femme Maryvonne, journaliste, est significatif de cet engagement :

Extrait de l’entretien avec Maryvonne Ivernel (55:20-56:51), 26 novembre 2020.

Retranscription doc 1 :
«  Il était de gauche, Philippe, il était de gauche. Tout son travail concernant les livres faisait partie de sa conception de la société, pour plus d’égalité. Il a été contre la guerre d’Algérie, il était pour l’indépendance des colonies, pour l’amélioration du monde ouvrier… Toutes les caractéristiques de la gauche, il en était, c’est sûr ».

Philippe Ivernel est candidat à l’Assemblée Nationale pour le PSU en 1969, en recevant 7 000 préférences dans le XII arrondissement de Paris : mais sa militance est plus liée aux idéaux qu’à un projet de carrière.
Les sources orales dessinent une action politique de grande cohérence. Maryvonne Ivernel nous disant que «  pendant toute sa vie, il a été fidèle à sa vision du monde ». Il était également « d’une honnêteté intellectuelle sans failles », désintéressé, «  il n’avait pas d’ambition personnelle, il avait une ambition culturelle » et courageuse.
Pendant la guerre d’Algérie, Philippe Ivernel publie dans la revue Esprit des appels antimilitaristes et défendant l’objection de conscience des soldats « insoumis », dont son ami Jean le Meur : une prise position nette, ce qui porte à la saisie de la revue par les autorités publiques et à l’inculpation de son auteur.

En parallèle, les affiches conservées dans les archives restituent l’image d’une passion politique de longue durée. Celle de la commémoration de 2010, en occasion du cinquantenaire de la naissance du PSU, est particulièrement significative comme témoignage du lien émotif de Philippe Ivernel avec l’ancien parti, à partir de son titre, «  le réalisme c’est toujours l’utopie  ». Les affiches célébrant l’héritage intellectuel et idéologique PSU semblent retracer les batailles politiques d’Ivernel, de l’engagement anticolonialiste à la lutte pour une école libre et émancipatrice, en passant par la contestation du nucléaire.

Affiche sur la commémoration des 50 ans du PSU, avril 2010. Fonds Philippe Ivernel, Université Paris 8.
Affiche sur la commémoration des 50 ans du PSU, avril 2010. Fonds Philippe Ivernel, Université Paris 8.
Affiche sur la commémoration des 50 ans du PSU, avril 2010. Fonds Philippe Ivernel, Université Paris 8.
Extraits de l’affiche du Comité pour le Désarmement Nucléaire en Europe, date inconnue. Fonds Philippe Ivernel, Université Paris 8.
Extraits de l’affiche du Comité pour le Désarmement Nucléaire en Europe, date inconnue. Fonds Philippe Ivernel, Université Paris 8.

Une biographie transnationale

Les archives de Philippe Ivernel illustrent également des détails de son quotidien, au fil de ses expériences, ses rencontres et ses déplacements fréquents. Documents personnels, agendas, carnets de voyage, correspondances diverses, notes, s’inscrivent dans cette production, mineure plus par son volume que par son intérêt.
Le réseau professionnel et personnel porte Philippe Ivernel à dialoguer avec des nombreux acteurs, éloignés parfois géographiquement, jamais intellectuellement. Dans son témoignage, Maryvonne Ivernel a souligné cette capacité de nouer des liens d’amitié profonds et durables :

Extrait de l’entretien avec Maryvonne Ivernel (15:52-17:27), 26 novembre 2020.

Retranscription doc 4 :
«  On avait des contacts un peu dans le monde entier, à travers le travail de Philippe, pas à travers mon métier à moi. Nous avions ces contacts grâce à Philippe, qui non seulement avait des relations pour ses recherches, mais il entretenait très bien ces relations, qui devenaient ensuite des amis. C’est comme ça que nous avons gardé beaucoup de relations, en Afrique mais aussi dans toute l’Europe. [Philippe] faisait partie notamment d’un groupe de chercheurs - une vingtaine, peut-être - qui se réunissaient tous les deux ans. Moi j’ai participé à beaucoup de ces réunions : ça se passait en Autriche, ou en Turquie, et dans ce groupe il y avait des Autrichiens, des Turcs… C’étaient à la fois des chercheurs qui travaillaient avec Philippe et des personnes qui ensuite sont devenues nos amis. Et c’est comme ça que j’ai des amis pratiquement dans le monde entier !  »

La correspondance avec le Sénégal aux années 1970-1980 est révélatrice de l’ampleur de ces contacts, développés dans le domaine des études germano-africaines et, plus précisément, au sein de la Revue annuelle de germanistique africaine. Entre l’université de Paris 8 et l’université de Dakar, Ivernel se fait porteur d’un projet de coopération à la fois culturelle et politique visant à établir un manifeste du socialisme africain. Comptes rendus de séminaires, revues, correspondance universitaire et privée témoignent de cet engagement interculturel et transnational.

Lettre de l’université de Dakar et d’un correspondant de l’ancienne République du Haut Volta (après 1984 Burkina Faso) destinées à Philippe et Maryvonne Ivernel, années 1980. Fonds Philippe Ivernel, Université Paris 8, PIE1T1RAT403.

L’Afrique garde une importance centrale dans la trajectoire humaine de Philippe Ivernel. C’est d’ailleurs lors d’un de ces premiers voyages au Sénégal que le jeune chercheur rencontre sa femme, qui a gardé de cette première rencontre un souvenir très vif :

Extrait de l’entretien avec Maryvonne Ivernel (04:48-6:29), 26 novembre 2020.

Retranscription doc 6 :
«  Nous nous sommes rencontrés en Afrique. C’était le premier festival de la jeunesse africaine : c’était un moment absolument extraordinaire, sans doute un des plus beaux souvenirs de ma vie. Je faisais partie du petit groupe de Français qui avaient été invités à ce festival, et nous avons été reçus par les Sénégalais, qui étaient dans une époque très heureuse parce qu’ils s’apprêtaient à fêter leur indépendance, cinq ans plus tard. Donc ils étaient très chaleureux. [...] Nous avons rencontré ce petit groupe de Sénégalais à Dakar et nous sommes partis par le train à Bamako, où avait lieu effectivement cette fête, qui était unique. Voici comment s’est déroulée cette rencontre avec Philippe et avec l’Afrique  ».

Connaître c’est voyager

Qu’on l’observe du point de vue professionnel ou de la vie privée, le voyage occupe une place importante dans la vie de Philippe Ivernel :

Extrait de l’entretien avec Maryvonne Ivernel (19:54-20:31), 26 novembre 2020.

L’esprit du chercheur semble accompagner Philippe Ivernel avant, pendant et après le déplacement : le voyage est d’habitude précédé par un travail de recherche sur le pays visité, et la découverte du nouveau milieu est souvent l’occasion de mettre à l’épreuve les connaissances acquises par l’observation empirique. Les liens tissés avec des personnes rencontrées, d’horizons culturels très divers, sont gardés au-delà du voyage.
Des carnets de Philippe Ivernel émerge une profondeur d’analyse singulière, qui accompagne l’ancien professeur même dans son temps libre, et bien après sa retraite de l’université : les traces des déplacements couvrent surtout la dernière partie de sa vie, entre les années 1990 et 2000. Les journaux intimes et les notes manuscrites témoignent du dynamisme de Philippe Ivernel, qui voyage entre les Caraïbes (Haïti), l’Amérique du Sud (Colombie), l’Europe Orientale (République Tchèque) et l’Asie du sud-ouest (Malaisie).
L’attention aux détails quotidiens dévoile parfois la sensibilité de l’auteur, qui s’intéresse à restituer à sa dimension historique tout ce qu’il observe. En occasion d’un voyage en Tchéquie, Philippe Ivernel écrit dans son carnet :

Carnet de voyage en Tchéquie, date inconnue, PIE1T2RBT104.

Retranscription doc 8 : «  À la campagne, le communisme semble encore plus lointain. Surtout dans les superbes villages baroques de la Bohème du Sud. Certaines fermes ont la consistance délicate du stuc : jaunes et blanches comme de délicates pâtisseries aux œufs. Beaucoup sont luxueuses, elles imitent les palais avec leurs deux corps de bâtiment parallèles, le portail noble, les vantaux de bois décorés en brun sombre et rouge vif. […] Les fermes ne se tiennent pas, elles sont séparées les unes des autres, gardent jalousement leurs distances et le village prend ainsi un aspect aéré, particulièrement élégant, hostile à toute collectivisation forcée  ».

 

Au prisme de ses activités éclectiques, Philippe Ivernel révèle une ardeur politique, culturelle et humaine constante et intense, dont les traces — dans les possibilités et les limites de cette première enquête — dessinent un voyage passionné et passionnant.

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