De Marie Noëlle Thibault à Dominique Manotti


Ancienne enseignante d’histoire, à Vincennes puis à Saint-Denis, Marie Noëlle Thibault est aussi connue sous son pseudonyme de romancière, Dominique Manotti. Après avoir espéré avec les innovations du centre expérimental, puis sillonné le terrain des luttes ouvrières pour en rendre compte à tous ceux qui les faisaient, le roman policier s’est imposé à elle pour raconter l’époque. Au bord du canal de l’Ourq, Dominique Manotti se souvient. Sans oublier de regarder courir les pompiers sur les quais, « des beaux mecs ».
 

Pouvez-vous nous parler de vos débuts en tant qu’enseignante au centre expérimental de Vincennes ? Quelle était l’ambiance à l’époque ?


Je suis arrivée comme enseignante à Vincennes en janvier 1969. Je ne faisais pas partie du noyau des « cooptants » composé de célébrités – des enseignants titulaires de chaires bien souvent –, choisi en coordination avec Edgar Faure, mais du cercle plus large des « cooptés ». Il s’agissait de mon premier poste à l’université. L’ambiance était extraordinaire, même si elle pouvait différer en fonction des départements et des disciplines. Le département d’Histoire auquel j’appartenais a toujours été extrêmement sérieux. Nous n’avons jamais délivré d’unité de valeur à un cheval, et nous ne donnions pas de cours en latin ! Je me rappelle d’un enseignant d’un autre département qui changeait d’horaire de cours chaque semaine, arguant que les étudiants motivés se débrouilleraient pour y assister. Au contraire des philosophes, nous ne nous considérions pas comme révolutionnaires. Nous souhaitions profiter de l’inestimable liberté dont nous disposions pour améliorer certaines tares de l’enseignement supérieur. Premièrement, nous voulions abolir les rapports hiérarchiques entre les enseignants. Par exemple, les responsables au sein du département étaient désignés par roulement selon l’ordre alphabétique. De même, les horaires étaient répartis égalitairement entre les différents types d’enseignants. Deuxièmement, nous avons beaucoup pratiqué l’enseignement des cours à plusieurs. Enfin, nous ne voulions plus laisser l’enseignement de l’histoire enfermé dans des catégories rigides : Histoire ancienne, Histoire du Moyen-âge et Histoire contemporaine, mais bâtir ensemble un enseignement de l’histoire du monde contemporain qui mobiliserait tous nos savoirs. Par ailleurs, nous voulions casser le lien systématique unissant l’histoire et la géographie, et préférions créer des passerelles avec d’autres disciplines, comme la littérature, ou l’économie qui était mon domaine : Nous voulions, en dialoguant avec les économistes, contribuer à rénover l’histoire de la pensée économique – qui fonctionnait trop, à notre goût, comme un dialogue entre les morts – et à intégrer les économistes dans un dialogue permanent avec les sciences humaines « molles » pour rompre leur fascination pour les sciences mathématiques « dures » qui ne leur ont guère permis de prévoir et prévenir la crise de 2008 (pas plus que la prochaine). Nous n’y sommes pas parvenus. Une belle occasion manquée. 
 

Pourquoi jugez-vous qu’il s’agisse d’une opportunité ratée ?


Durant quatre ou cinq ans, notre liberté était absolue, nos étudiants fantastiques. Nous pouvions organiser les études comme nous le voulions et elles étaient reconnues par un diplôme national. Les étudiants non bacheliers étaient accueillis sur la base de leur expérience professionnelle – cinq ans au minimum – qui remplaçait l’examen d’entrée. Ils venaient de toute la France pour participer à l’aventure. L’échec tient à l’ambiance politique très particulière à cette époque. La liberté est apparue comme un aimant pour beaucoup de groupuscules d’extrême-gauche et d’intellectuels, qui ont vu dans le centre expérimental le moyen d’enclencher un processus révolutionnaire. Alain Badiou a construit un groupe politique sur la base de ses étudiants d’UE… Lui et d’autres explicitaient leur volonté de bloquer le fonctionnement de l’université de Vincennes, puis, par contagion, le fonctionnement de toutes les universités françaises, pour enclencher la révolution. Mai 1968 était tout proche, et l’événement avait drainé un engouement considérable. Il est cependant regrettable que cette belle opportunité ait été dévoyée par certains en terrain de jeu. Robert Linhart, ancien secrétaire général de l’UJCML – mouvement maoïste précédant 68 puis futur Gauche prolétarienne –, représentant de l’élite intellectuelle et caricature de la culture française, s’est posé lui même la question, bien plus tard : « Y ai-je jamais vraiment cru ? » L’atmosphère était donc partagée entre une liberté extrême et un je-m’en-foutisme extrême. De tous les côtés, les enjeux politiques étaient joués d’avance. Reste que l’atmosphère intellectuelle était passionnante. 
 

Comment avez-vous vécu le déménagement de l’université à Saint-Denis ?


Le déménagement avait des raisons politiques claires. Il a été problématique, notamment en raison de l’accueil réservé par la mairie communiste de la ville, qui ne voyait pas cette implantation d’un bon œil. Elle craignait de ne plus pouvoir compter sur la même base électorale. Le métro n’arrivait pas jusqu’à l’université, la bibliothèque n’existait pas encore, les cours étaient pour beaucoup abrités sous des préfabriqués… Je l’ai néanmoins vécu de loin du fait de mes responsabilités syndicalistes à la CFDT. Un certain nombre de fondateurs du centre avaient vieilli, certains sont partis, et la belle période a commencé à s’écrire au passé. Le département d’Histoire est peu à peu rentré dans le rang. Les nouveaux étaient obnubilés par leur carrière personnelle, et nous avons compris que nous entrions dans un autre monde. Malheureusement, nous ne nous sommes pas adaptés à notre nouveau public. Au contraire des nouveaux enseignements pionniers, qui avaient été introduits dans l’enseignement supérieur grâce à Vincennes – cinéma, danse, théâtre, etc. –, l’Histoire ne bénéficiait plus d’aucune force d’attraction, puisqu’elle s’enseignait partout ailleurs, à peu près de la même façon, dans les autres universités françaises. Nous avons donc progressivement abandonné toutes nos ambitions. 
 

Quelle place l’engagement tient-il dans votre vie ? Quel rôle a joué l’Algérie dans votre politisation ?


De 1960 à 1981, l’engagement a été le centre de ma vie. À cette époque, alors que montent les luttes d’insurrection nationale, tout nous semble possible. Alors étudiante, je fais partie de l’Union des étudiants communistes. Je suis issue d’un milieu classique bourgeois ouvert et athée. Cela m’a marquée : je suis infirme du côté métaphysique. Pour mes parents, la République est unique et Robespierre est un héros – la chute de son piédestal est d’ailleurs récente. J’ai eu une enfance très heureuse. Je me souviens qu’on lisait à la maison beaucoup de journaux, mon père s’intéressant de près à la politique. J’ai pleuré à la chute de Diên Biên Phu, et De Gaulle m’est apparu en 1958 comme un type très bien, idéal pour restaurer la grandeur de la France. Entre 1958 et 1960, et je suis incapable de me souvenir comment, je découvre la réalité de ce qui se passe en Algérie. J’étais une citoyenne lambda, quasiment apolitique : tout le monde pouvait donc être au courant. Cela a été décisif pour ma vie. Je me suis dit que plus jamais je ne me laisserai berner par de beaux discours. L’armée française pratiquait la torture, déplaçait des populations, massacrait... le tout avec l’aval du pouvoir politique qui s’essuyait les pieds sur le droit des peuples à disposer d’eux mêmes. Cela a eu une importance dans mes choix littéraires futurs. Dès que je suis arrivée à l’université, je me suis ralliée à l’UNEF, qui regroupait tous les opposants à la guerre d’Algérie et militait pour son indépendance. Le Parti Communiste défendait la paix mais pas l’indépendance, car le FLN n’était pas communiste. Le 17 octobre 1961, des manifestants algériens sont massacrés dans la rue à Paris. Cela m’a décidée à entrer à l’Union des Étudiants Communistes, qui était alors en opposition avec le PC, et j’y suis restée jusqu’en 1965. De toute l’histoire du communisme français, l’UEC a été la seule opposition ouverte, publique : nous n’acceptions plus la tutelle du PC. Je me suis formée de A à Z pendant ces années, car j’allais rarement en cours… Il était formidable de lire, de réfléchir, théoriser et de confronter ensuite directement notre réflexion théorique à notre pratique politique. 
 

Pouvez-vous nous parler des Cahiers de mai, et du rôle que vous y avez joué ?


J’ai rejoint les Cahiers de mai en 1969. Ils m’ont énormément apporté. J’ai pu, et dans des modalités idéales, sortir de mon milieu. À l’époque, nombre de courants – y-compris des courants opposés au PC – étaient obnubilés par l’avant-gardisme. Malheureusement, la question que se pose Marx, « qui formera les formateurs ? », les avant-gardistes ne se la posent jamais. D’autres courants, appelés conseillistes ou luxemburgistes, dont je me sentais plus proche, étaient focalisés sur l’action collective de masse. Des luttes ouvrières d’importance considérable se déroulaient partout. N’oublions pas que mai 1968 a coïncidé avec la plus grande grève ouvrière que la France ait connue (environ treize millions d’individus). Les membres des Cahiers de mai sillonnaient le terrain des luttes partout en France, discutaient avec leurs protagonistes lors de réunions « à chaud », composées de travailleurs syndiqués ou non, recueillaient leurs expériences, leurs réflexions, leurs projets, les mettaient en forme, les restituaient à leurs interlocuteurs, puis, avec leur accord, les publiaient dans les Cahiers et les faisaient circuler dans toute la France. C’était un travail passionnant. Il nous fallait, dans les discussions collectives, réussir à dépasser une sorte de « langue de bois des luttes », le tout venant, pour que les gens crachent ce qu’ils avaient dans le corps, leurs espoirs et leurs rêves. Bien souvent, nos interlocuteurs étaient eux mêmes surpris et contents de ce qu’ils étaient parvenus à dire.
Les Cahiers de Mai m’ont beaucoup appris pour écrire le type de romans que j’écris, l’important est d’abord de savoir écouter. Tous les gens sont respectables. Il faut comprendre ce que dit leur corps et ses attitudes. J’ai réinvesti cette attention à l’autre dans mon travail de romancière. Dans la foulée de l’expérience des Cahiers, je suis entrée à la CFDT, où la liberté de pensée et d’action, la recherche de l’innovation sociale étaient extraordinaires, puis ça a basculé lors de l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. De nos jours, les syndicats se sont considérablement affaiblis, me semble-t-il.
 

Aviez-vous accès à la littérature dans votre univers familial ?


On lisait énormément de romans dans ma famille, surtout des classiques français.  
 

Y-a-t-il des œuvres de fiction (et pas forcément des polars) qui ont fonctionné dans votre vie comme des jalons, et auxquels vous revenez parfois ?


La base de ma culture littéraire repose sur les grands romans du XIXe siècle, essentiellement français. Je regrette de n’avoir pas été plus ouverte à la littérature étrangère durant mes études, à quelques exceptions près, comme Guerre et Paix par exemple. Si j’en crois la passion obsessionnelle de l’actuel ministre de l’Éducation pour La Fontaine, cela ne va pas s’arranger. J’ai été marquée très tôt par Jules César. Puis, plus tard, j’ai découvert avec un grand bonheur les écrivains américains. J’ai aimé énormément Dos Passos, qu’il m’arrive de relire.
 

Avez-vous été influencée par le néo-polar dans les années 1970 ?


Pas du tout. Je ne l’ai lu qu’en commençant à écrire des romans policiers. Je ne lisais au départ que des polars américains, dont j’avais fait la découverte par le biais des films policiers américains des années 1940-1950. Je ne suis allée que tardivement au cinéma. Ma famille n’avait pas de télévision car mon père la considérait comme une intrusion dans l’intimité familiale. J’ai eu la chance de rencontrer dès mon arrivée en fac un camarade cinéphile, qui m’a emmenée à la première Cinémathèque, celle de Langlois. L’atmosphère était passionnante. On entendait presque l’attention du public. Certains prenaient des notes pendant les films à l’aide d’une lampe de poche. On restait là pendant des heures. Le premier film que j’y ai vu était Vera Cruz, j’en garderai toute ma vie un souvenir ébloui, la découverte de la puissance de l’image. On voyait aussi des films japonais sous-titrés en russe, ou le contraire, on dévorait tout. J’ai adoré le cinéma pour sa puissance et sa concision. Encore aujourd’hui, lorsque je visualise certaines scènes de mes romans, je les vois en noir et blanc. 
 

Qu’est-ce que vous offre le roman policier ? Outre sa seule dimension littéraire et poétique, est-ce le meilleur champ pour parler de la société et des problèmes qu’elle rencontre ? Ce genre vous-a-t-il paru évident ?


Absolument. De plus, il était clair pour moi que mon premier roman parlerait du Sentier, l’expérience de lutte la plus fascinante de mes dix ans de syndicalisme. Le Sentier est à lui seul un personnage de roman noir : hors-la-loi, important dans l’économie parisienne, violent, chaleureux…
 

Vous avez écrit L’honorable société à quatre mains, avec DOA. Quelles affinités trouvez-vous avec son univers ? Comment procède-t-on à la construction collective d’un roman ?


Cela a été une formidable expérience. J’ai rencontré DOA au cours d’une table ronde à l’occasion du Salon du livre de Paris, en 2007. J’avais lu et apprécié Citoyens clandestins. Nous avons poursuivi la discussion au-delà de cet événement, au point de nous découvrir beaucoup de goûts communs. Partant de notre admiration pour la série télévisée The Wire, nous avons largement critiqué les séries françaises, jusqu’à décider de proposer la trame d’un scénario à Canal +. Le projet a été accepté par la chaîne. Nous avons abandonné après six mois car leur méthode de travail ne nous convenait pas. Mais nous disposions de suffisamment de matière pour, en la retravaillant et la complétant, penser à un roman. Nous avons d’abord essayé de progresser chapitre par chapitre, et cela n’a pas fonctionné. Nous nous sommes donc répartis par affinités les différents personnages principaux, et chacun a rédigé la scène où ses personnages étaient dominants. Et nous avons opté pour écrire au présent. Voir évoluer ses personnages sous la plume de l’autre était fascinant, et nous n’avons pas rencontré de difficultés particulières. 
 

Avez-vous une pratique quotidienne de l’écriture ? Est-ce une nécessité ?


J’écris presque tous les jours, sans que cela soit une règle de vie incontournable. J’écris par exemple très peu durant la phase de documentation précédant la rédaction. 
 

Il semble qu’il existe, surtout chez les auteurs, une véritable communauté propre au polar. La fréquentez-vous ?


Tout à fait, et c’est très agréable. Le monde du polar se prend moins au sérieux que celui de la littérature « blanche ». Lorsque j’ai commencé à écrire, il m’a paru indispensable de lire mes contemporains.
 

Sur quel projet travaillez-vous actuellement ?


Mon prochain roman, Racket, tourne autour de la vente d’Alstom aux Américains. Par ailleurs, je commence à réfléchir à l’écriture d’une fiction inspirée du viol d’un jeune homme par un policier, en banlieue parisienne en février dernier, en cherchant à comprendre les comportements du milieu judiciaire. Cet événement terrible met en lumière une profonde rupture sur le plan de la justice, qui n’est manifestement pas la même pour tous. Une différence de traitement intégrée par les procureurs et les juges. 
 

Qu’en est-il du départ de votre éditeur à la Série Noire, Aurélien Masson ?


Lorsque j’ai appris qu’il partait, j’ai décidé de le suivre. Je serai désormais publiée aux Arènes, qui va prochainement ouvrir son catalogue à la fiction.
 

Est-ce que vous diriez que votre travail romanesque est une forme de prolongation de votre passé universitaire ? Comment procédez-vous au recueil de la documentation ?


Certainement. En tout cas, c’est cohérent. La phase de documentation dure généralement un an et demi. Je rencontre systématiquement des protagonistes – sauf pour Le corps noir, qui se passe pendant la seconde guerre mondiale. Ils étaient morts…
 

Quelles ont été vos autres influences ?


La série The Wire m’a beaucoup marquée. Je suis prête à signer gratuitement pour un projet de cette qualité ! David Simon a tout de même passé un an en compagnie d’une brigade de police de Baltimore. Et le passage à la fiction, après récolte des informations, est dix fois plus fort que la réalité. C’est fascinant. Des écrivains comme Dennis Lehane ou George Pelecanos ont collaboré à l’écriture d’épisodes. Quand on voit les productions caricaturales d’Olivier Marchal, on mesure l’abysse qui nous sépare des Américains. Dans les séries françaises, le vécu des scénaristes ou réalisateurs est trop souvent mythifié.
 
 
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Entretien réalisé par le service communication.

Ancienne enseignante d’histoire, à Vincennes puis à Saint-Denis, Marie Noëlle Thibault est aussi connue sous son pseudonyme de romancière, Dominique Manotti. Après avoir espéré avec les innovations du centre expérimental, puis sillonné le terrain des luttes ouvrières pour en rendre compte à tous ceux qui les faisaient, le roman policier s’est imposé à elle pour raconter l’époque. Au bord du canal de l’Ourq, Dominique Manotti se souvient. Sans oublier de regarder courir les pompiers sur les quais, « des beaux mecs ».

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