Aperçu de l’économie du cinéma, avec Ana Ribeiro


Aperçu de l’économie du cinéma, avec Ana Ribeiro


 
Quelle est l’économie d’un film ? Comment se déroule la production d’une série télévisée ? Pourquoi étudier le cinéma roumain, quand on est une brésilienne inscrite en thèse à Nanterre et enseignant à Saint-Denis ? Autant de questions, plus ou moins arides, que nous avons soumises à Ana Ribeiro, chargée de cours au département cinéma de Paris 8.
 

Pouvez-vous nous présenter votre parcours avant de venir enseigner à Paris 8 ?


J’ai eu un parcours atypique. Je suis arrivée à Paris 8 dans le cadre d’un échange universitaire, pour y effectuer ma dernière année de licence. Au Brésil, je suivais des enseignements en information-communication, et j’ai intégré le département cinéma lorsque j’ai rejoint Saint-Denis. Je suis retournée à Rio pour ma soutenance, et je suis revenue en France dès que cela a été possible. J’ai donc poursuivi en master à l’université Paris 1. Je voulais au départ travailler sur l’histoire du cinéma roumain, mais ce type de recherche était impossible là-bas. Ayant découvert qu’un spécialiste du cinéma d’Europe de l’Est, à la fois sociologue et économiste, exerçait à Paris 3, je suis partie y effectuer mon master 2. C’est ainsi que j’ai orienté mon mémoire sur l’économie du cinéma roumain contemporain. Par la suite, j’ai décidé de poursuivre par une thèse à l’université de Nanterre, sous la direction d’Antoine de Baecque, historien et critique du cinéma très réputé. Je m’apprête à soutenir mon travail, qui porte sur la représentation des femmes dans le cinéma roumain contemporain. Je m’intéresse à l’évolution de la figure de la femme, en rapport avec le contexte politico-économique de la période transitionnelle roumaine, ainsi que sa position dans le marché du travail audiovisuel.

Comment vous est venue votre passion pour le cinéma ? Et pourquoi cet intérêt pour le cinéma roumain ?


Mon intérêt pour le cinéma remonte à mon enfance. Cela m’a paru comme une évidence. Et, depuis l’adolescence et les cours d’Histoire, je suis très intéressée par la période de la Guerre froide. Pour l’anecdote, j’étais en classe de collège avec les enfants du consul roumain à Rio. Nous devions partir en voyage en Roumanie dans le cadre scolaire, mais je n’ai pu y participer, d’une part parce que j’ai changé d’établissement, et d’autre part parce que mes parents étaient à l’époque profondément anti-communistes. C’est donc en quelque sorte une revanche. Le début de mes études audiovisuelles a coïncidé avec le renouveau du cinéma roumain, auquel j’ai eu la chance d’assister, notamment par le biais du festival de cinéma de Rio. Nous arrêtions presque tout pour en profiter ! Ces films me correspondaient, « simples » malgré un scénario élaboré… J’en suis tombée amoureuse. Lorsque je suis arrivée en France, mon accès à ce cinéma a été facilité. Les films sortaient en salles, je lisais des critiques, je rencontrais des cinéphiles roumains… C’est ainsi que s’est forgé mon désir de travailler sur ce sujet en master. Et cet intérêt n’est pas démenti depuis ! 
Que répondez-vous à certains critiques, notamment des Cahiers du cinéma, qui estiment que la nouvelle vague du cinéma roumain ne construit que des « produits à festival » pour y rafler des prix ?
Certes, c’est une réalité, et une réalité difficile à dépasser. Au début des années 2000, les films roumains qui réussissaient à s’exporter étaient fait de bric et de broc car les jeunes réalisateurs avaient du mal à faire financer leurs films. Leur circulation dans les festivals internationaux a donc constitué une forme de surprise. La Roumanie étant par ailleurs un pays très francophile, il n’est pas étonnant que le public français (et la critique) se soit intéressé à son cinéma. D’autant qu’il y avait véritablement des films de qualité. Cela fait partie des nouvelles vagues qui ont émergé. Dans les années 1990, par exemple, on parlait de nouveaux cinémas émergeant en Amérique latine et en Iran. D’une certaine manière, l’aboutissement de ce parcours a été la palme d’or décernée en 2007 au film 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu. Une fois ce cinéma parrainé par une certaine partie du public, il était difficile de se défaire de ces liens, notamment avec les festivals qui ont soutenu leur éclosion. Aujourd’hui, ces films trouvent plus facilement des financements, notamment grâce aux coproductions, et cela leur permet de toucher un autre marché. La fréquentation des salles de cinéma est très faible en Roumanie. Malgré tout, une petite industrie du cinéma s’est créée, qui fait la part belle à des films commerciaux, très « américains » dans l’esprit. Bien sûr, ces films ne s’exportent pas à l’étranger.

Quelle est la particularité de l’économie du cinéma ? En quoi est-elle différente de celle d’autres industries culturelles ?


Le cinéma est né de d’une aventure technique, rapidement à l’origine d’une production industrielle, basée sur la reproduction des copies d’un film. Il a été pensé pour être diffusé sur plusieurs copies, dans plusieurs endroits, et à destination de différents groupes d’individus. Le cinéma n’était au départ considéré que comme un divertissement, et non pas comme un art. C’était donc une industrie de par sa production et de par sa cible, un public large aux moyens limités. En outre, pour une production standard, le cinéma mobilise des moyens techniques, humains et financiers très importants.

Quel est le rôle des chaînes dans le système de financement des films ? Est-il possible de se lancer dans un long-métrage sans elles ? L’affaiblissement de Canal + depuis sa reprise par Vincent Bolloré constitue-t-il un risque pour le cinéma français ?


C’est une question très intéressante. Tout d’abord, les chaînes de télévision françaises ont pour obligation d’investir dans le cinéma. Le montant de leur participation varie en fonction de leur profil. Nous avons donc logiquement l’impression – erronée – que le cinéma dépend du financement des chaînes. Seulement ces dernières ne soutiennent que des projets « sûrs », c’est-à-dire permettant un retour sur investissement, que ce soit au niveau commercial ou au niveau critique. S’ils investissent sur des auteurs, ce seront des auteurs qui ont un public, même si c’est une niche.
Concernant Canal +, le changement vient du fait que le nouveau propriétaire est davantage un gestionnaire. Il néglige donc la politique éditoriale qui était la marque de fabrique de Canal +. De plus, les séries télévisées représentent une manne financière de plus en plus importante, et la chaîne ne veut pas laisser filer cette opportunité. Le contexte institutionnel est également tendu, notamment depuis que Netflix a débarqué sur le marché français. Le siège fiscal de ce nouveau géant est implanté aux Pays-Bas afin de pouvoir contourner les réglementations françaises. Une réglementation européenne sera très prochainement adoptée pour mettre fin à ce type de manœuvres. Canal + a donc été très en colère de l’arrivée de Netflix, qui n’est pas encore soumis aux mêmes lois que ses concurrents. Canal + a menacé de diminuer le financement du cinéma français pour forcer les institutions à légiférer sur ce dossier. Par ailleurs, Canal + est une entreprise privée : son objectif est de faire le maximum de bénéfices. 

Comment les salles d’art et essai se portent-elles en France ? Quel est l’impact de la multiplication des abonnements aux cartes illimitées (UGC-MK2 et Gaumont-Pathé) ? Récemment, le cinéma Élysées Lincoln n’a pas pu proposer de film dans une de ses salles durant une semaine, à cause de la concurrence des gros exploitants de salles. Ces derniers siphonnent le public art et essai en diffusant souvent les mêmes films. Qu’en pensez-vous ?


Les petites salles dépendent beaucoup du système de subventions dont elles bénéficient. Il s’agit ici d’une particularité française. Je me souviens que, lorsque les cartes illimitées ont été commercialisées, beaucoup de cinémas du quartier latin les refusaient. Puis, petit à petit, ils ont préféré remplir davantage leurs salles, même s’ils touchent moins d’argent sur chaque billet – environ 5 euros par ticket, quand le prix minimum d’une entrée est souvent de 7,50 euros. La majorité des salles parisiennes accepte aujourd’hui les cartes illimitées. C’est triste car cela réduit leurs bénéfices mais elles sont obligées de participer pour survivre. Bien évidemment la concurrence des réseaux MK2 et Gaumont est terrible.

À Cannes cette année, deux films en compétition produits par Netflix (de Noah Baumbach et de Bong Joon Ho) ne connaîtront pas de carrière en salles. Qu’est-ce que ce phénomène vous inspire ?


Ce phénomène vient peut-être précipiter une nécessaire évolution de la politique française envers le cinéma. Les deux films cités ne sortent pas en salles en France à cause de la chronologie des médias : un film en salles ne peut en effet être disponible en VOD (Vidéo à la demande) avant plusieurs mois. Netflix aurait donc dû attendre plus de deux ans pour montrer des films produits par ses soins. Cela semble absurde. Le Centre National du Cinéma repense d’ailleurs actuellement la chronologie des médias. Forcément, les salles réagissent mal car elles se sentent menacées. Néanmoins, le public français a une culture de fréquentation des salles très forte. Il ne faut pas croire non plus que Netflix va tout produire du jour au lendemain. … La VOD a beaucoup de mal à démarrer en France à cause de la chronologie des médias, et parce que les plateformes disponibles manquent de moyens pour être plus efficaces. La concurrence de Netflix les contraindra peut-être à améliorer leur service. Je ne perçois pas vraiment de danger : il faut rester attentif et voir comment les choses évolueront. L’exception culturelle française sera, je crois, toujours protégée, surtout à un moment où l’influence française dans le monde décroît. L’État ne va pas abandonner cet instrument de pouvoir, « soft power » très important, protégé depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La France reste une référence culturelle, et cela passe par le cinéma. Aux États-Unis, Netflix est en train de reproduire une version contemporaine du star-system et du studio system de l’âge d’or du cinéma. Certains acteurs américains signent des contrats en acceptant que leurs films soient produits et diffusés en priorité sur Netflix. De plus, Netflix reproduit un système vertical qui a fait la gloire des studios, qui possédaient même à cette époque des salles pour diffuser leurs productions – sauf que cette fois la diffusion se fait en VoD. Netflix a construit sa renommée sur la production de séries, et s’attaque désormais au cinéma. 

Comment produit-on une série télévisée ? Quelles sont les différences entre les modèles français et américains ?


En France, on s’intéresse beaucoup à l’esthétique des séries, mais très peu d’écrits sont disponibles sur les mécanismes de production. Aux États-Unis, les projets naissent sous l’impulsion d’un créateur, qui travaille en binôme avec un producteur. Souvent ensuite, selon le pays, le créateur ou le scénariste pitche une idée auprès de chaînes de télévision ou auprès d’une boîte de production, qui essaiera de produire un pilote. Nous partons avec un temps de retard, car la culture des séries aux Etats-Unis est développée depuis les années 1950. De manière générale, le soutien d’un producteur est indispensable à la faisabilité d’une série. Souvent, sur dix pilotes, une seule série est choisie par les chaînes pour être tournée et diffusée. Tout un travail restera à jamais invisible. L’avenir d’une série dépend beaucoup de l’engagement du public. Les chaînes doivent trouver des séries qui attireront les annonceurs en prime-time. Lorsque le public est acquis à une série, la chaîne tire le gros lot. Le coût d’une saison est souvent inférieur au coût de la production d’un film – sauf exception, type Game of Thrones, véritable superproduction. Une série s’exploite dans la longueur, génère une communauté de fans, s’exporte à l’étranger, se vend entre chaînes pour être rediffusée… On peut donc gagner beaucoup d’argent en engageant au départ des sommes raisonnables.

Néanmoins, en France, on essaie de rattraper ce retard. Par exemple, il y a désormais un cursus Création de séries TV à la Fémis…


Tout à fait, il y a une prise de conscience qu’une professionnalisation est nécessaire. De manière générale, les étudiants en cinéma se rêvent en réalisateurs. C’est très bien mais la réalité est tout autre : la plupart des postes disponibles se situent dans le marché audiovisuel. Il est donc important de se former, car les séries exigent des compétences hybrides. Historiquement, des sujets polémiques ont été traités par les séries avec une grande qualité esthétique et cinématographique. Cela a séduit un public qui aurait pu avoir tendance à mépriser les séries télévisées. Il est très important que la France rattrape son retard, et puisse produire davantage de séries de qualité. J’ai d’ailleurs découvert que Netflix avait engagé récemment pour sa future série Osmosis les créateurs et scénaristes de Versailles et des Revenants. Ils récupèrent donc les cerveaux des séries de Canal + qui se sont exportées à l’étranger. Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée, car l’incursion de Netflix sur le marché français, via la série Marseille, s’est soldée par un échec cuisant. 

Quelles sont les séries françaises qui s’exportent ?


Outre celles citées précédemment, il y a également Le Bureau des légendes. Mais également toute une flopée de « petites » séries de genre, notamment des séries policières, qui s’exportent en Allemagne ou en Italie. Il y a dans ces domaines un public particulier, intéressé par des schémas narratifs immuables. Les séries policières nordiques s’exportent ainsi très bien à l’étranger. Récemment, Arte a fait le choix d’investir dans des mini-séries d’auteur, ouvrant le bal avec P’tit Quinquin de Bruno Dumont, succès critique important. Un récent rapport du CSA portant sur la fiction française à la télévision montrait étonnement que les fictions les plus vues sont françaises. Beaucoup de téléfilms sont présents dans le palmarès. Ces modèles sont certes complètement dépassés, mais une part du public y semble attachée. Peut-être est-ce un héritage de la culture cinéphilique française qui marque un attachement à la durée classique d’un film. 

Est-ce que le modèle de la web-série, qui permet de diffuser directement sur Internet, peut prendre son envol ?


Je pense que c’est possible. Les chaînes veulent peser dans cette mutation. Elles commencent à proposer des séries dans des formats adaptés aux téléphones mobiles… M6 ou TF1, entre autres, disposent de chaînes Youtube, cherchent à recruter des youtubers… Cette économie va se développer et, je pense, pourra aussi fonctionner de manière indépendante. Cela peut constituer une bonne alternative pour les créateurs. Le crowdfunding est également devenu une technique commune de financement. 

Qui sont les cinéastes que vous suivez particulièrement ?


Le cinéma est un art en mouvement et mes goûts évoluent. En ce moment, je m’intéresse beaucoup au cinéma d’Aki Kaurismäki et, chez moi, je regarde les films d’horreur produits par la maison britannique Hammer. Sinon, j’aime le cinéma qui, malgré un soin apporté à la réflexion, n’est pas uniquement intellectuel, et peut se lire à différents niveaux.

Le fait de faire du cinéma un métier a-t-il laissé intact l’amour que vous lui portez ?


J’aime toujours autant le cinéma. Mais il est difficile pour moi de ne considérer que sa dimension artistique.


 
 
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Entretien réalisé par le service communication.

Quelle est l’économie d’un film ? Comment se déroule la production d’une série télévisée ? Pourquoi étudier le cinéma roumain, quand on est une brésilienne inscrite en thèse à Nanterre et enseignant à Saint-Denis ? Autant de questions, plus ou moins arides, que nous avons soumises à Ana Ribeiro, chargée de cours au département cinéma de Paris 8.

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