Rencontre avec Kevin Limonier, maître de conférences en géographie et en études slaves à l’Institut Français de Géopolitique


Kevin Limonier est maître de conférences en géographie et en études slaves à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris 8). Il est également directeur adjoint de GEODE, qui est l’un des deux Centres d’Excellence choisis en 2020 par le Ministère des Armées, afin de promouvoir la relève stratégique de la France. Ses recherches en géopolitique sur le cyberespace russophone revêtent une importance cruciale, de par leur résonance avec l’actualité, et notamment avec la guerre en Ukraine. Kevin Limonier a co-dirigé avec Maxime Audinet le numéro 186 de la revue Hérodote, consacré à L’Osint, ou Open source intelligence (en français, renseignement d’origine source ouverte). Cet acronyme désigne les nouvelles pratiques d’enquête et d’investigation numériques émergentes, qui s’appuient sur les données en libre accès sur internet pour l’espionnage, la manipulation de l’opinion, l’enquête journalistique, ou même le renversement des États ! Nous avons rencontré Kevin Limonier pour qu’il nous expose les enjeux de sa recherche.
 
Sa thèse portait sur les anciennes « villes fermées » soviétiques : des villes nouvelles, fondées dans les années 50, destinées à l’expérimentation scientifique stratégique, nucléaire ou spatiale. Kevin Limonier a choisi pour son terrain de vivre un an à Doubna, une ville construite pour conduire des recherches sur la physique nucléaire, dans l’oblast de Moscou. Au cours de ce long terrain, il a rencontré nombre de hackers qui, pour la plupart, étaient des diplômés cherchant à arrondir leurs fins de mois. Doubna avait la particularité d’avoir un réseau intranet, organisé par le fournisseur d’accès local, accessible uniquement depuis la ville. Cette singularité est la porte d’entrée de Kevin Limonier dans la recherche autour de la géographie du réseau internet russe et la géopolitique du cyberespace russophone, c’est-à-dire « Comment la Russie utilise son réseau et le cyberespace comme un lieu de projection de puissance » à des fins géostratégiques.
 
Ce sujet pointu s’est révélé crucial au cours des années, jusqu’à progressivement se placer au cœur de l’actualité, à partir de la révolution en Ukraine et de l’annexion de la Crimée, et « plus encore avec les campagnes d’ingérence électorale aux États-Unis, et notamment le fait que les Russes soient accusés d’avoir favorisé l’élection de Donald Trump. »
 
Dès lors, les recherches de Kevin Limonier deviennent d’intérêt public pour l’état français, pour comprendre comment les Russes utilisent le cyberespace, mais aussi l’espace informationnel : la manipulation de l’information, les fameuses « fake news » et le rôle qu’elles peuvent jouer dans l’échiquier politique. Ce phénomène, aujourd’hui familier, était alors en pleine émergence. Kevin Limonier a dès lors développé des outils pour retracer la diffusion de l’information sur les réseaux sociaux, comprendre les mécanismes à l’œuvre dans cette manipulation, ainsi que les enjeux géostratégiques qu’elle sous-tend. « On faisait vraiment des enquêtes d’ethnographie numérique, pour comprendre d’où vient une information lancée par les Russes, qui la relaye, qui ne la relaye pas. Par exemple, dans le cadre des élections présidentielles françaises de 2017, et du soutien des Russes à Marine Le Pen. »
 
Kevin Limonier a développé au cours de ses recherches une méthode d’exploration du cyberespace. Il ne s’agit pas de collecter des données uniquement, mais surtout de considérer ce cyberespace comme un reflet de la réalité et de l’espace physique, territorial. Le cyberespace, loin de n’être que cette projection intangible dont on a eu longtemps la représentation, est avant tout connecté à une matérialité on ne peut plus concrète : des territoires bien réels, des infrastructures, des acteurs, des échanges monétaires, des trafics d’influence en tout genre. Il est le théâtre d’enjeux géostratégiques majeurs, d’affrontements entre des empires du numérique, des Etats, des puissances à géométrie variable. Le terme même de cyberespace est remis en question : « il suppose qu’il y a une distinction entre l’espace physique et l’espace numérique, alors qu’il y a une vraie continuité, voire un aller-retour entre les deux. Le concept de datasphère semble plus pertinent : comme l’atmosphère, c’est une couche qui vient en surimpression sur l’espace physique. Nous laissons à chaque instant des traces de nous dans cet espace et elles restent, elles sont stockées quelque part. C’est une espèce de photo numérique du monde réel. Et cette photo devient de plus en plus précise. » C’est un terrain de recherche à part entière que le numérique.
 
Que peuvent faire les sciences humaines de ces traces numériques que nous générons en permanence, dont une grande partie est librement accessible ? Comment les traces numériques qui sont générées par les phénomènes géopolitiques peuvent nous aider à mieux les comprendre, à en cerner les enjeux, à en identifier les acteurs ? Comment ces données sont-elles utilisées par les journalistes, les ONG, les activistes ?
 
Kevin Limonier nous donne quelques exemples d’investigations utilisant des sources ouvertes : le New York Times a repéré des bases des forces spéciales de l’armée américaine dans plusieurs pays grâce à l’utilisation de données sur des applications sportives des agents postés et leur faible pour le jogging ; le collectif Bellingcat a réussi à prouver, en étudiant les manifestes des vols empruntés par Alexei Navalny, qu’il était constamment suivi par un groupe d’hommes du FSB, probablement responsables de son empoisonnement, dont il a retrouvé les identités et la trace ; c’est ainsi que la journaliste Clarissa Ward de CNN a pu se présenter au domicile d’un membre de cette unité du FSB lequel, en sous-vêtements, ne s’attendait manifestement pas à une telle visite ; en 2021, Médiapart infiltre des groupes Facebook de militaires en France, et révèle que plusieurs dizaines de militaires français expriment publiquement sur les réseaux sociaux une adhésion aux idées ou aux symboles du nazisme. On voit quel potentiel pouvoir recèlent ces informations en libre accès : le cyberespace offre à la vue de tous les curieux des pistes laissées parfois sans aucune conscience, par des personnes pourtant rompues aux pratiques du secret, comme ces agents des forces spéciales américaines ou ceux du FSB…
 
Des acteurs de la société civile se sont appropriés des techniques de renseignement issues du monde militaire ou policier, et les ont fait évoluer. Aujourd’hui, ces ressources libres sont utilisées tous azimuts, par des acteurs étatiques ou non étatiques, par les services de renseignements, autant que par les journalistes, hackers ou activistes, et de ce fait, peuvent servir des intérêts très divergents.
 
Pour plonger dans le monde fascinant de l’open source intelligence, ses enjeux géostratégiques ou politiques, nous vous invitons à lire le numéro 186 de la revue Hérodote : « Osint, Enquêtes et terrains numériques », et également le numéro 89 de la revue Multitudes, et son dossier sur les contre-enquêtes en open source.
 
Pour aller plus loin, vous pouvez également écouter le podcast autour d’un entretien croisé entre Kevin Limonier et Allan Deneuville, à propos des numéros d’Hérodote et de Multitudes consacrés à l’Osint :

Osint, contre-enquête et terrains numériques - Rencontre avec Kevin Limonier et Allan Deneuville


Crédits et extraits.

Découvrez également les trois interviews réalisées à l’occasion de la sortie du numéro 186 de la revue Hérodote :

 

Crédits :
Extraits :
Crédits musicaux en creative commons :

Crédit photo : Campus Condorcet.

Recevez les actualités de l’université Paris 8