Rencontre avec Gera Bertolone, ancienne étudiante en ethnomusicologie


Silhouette fragile et timbre planant, Gera Bertolone semble provenir d’une planète où la porcelaine se manie sans paraître y toucher. Passée par Paris 8 pour y mener des recherches en ethnomusicologie, la chanteuse sicilienne déploie avec délicatesse la genèse d’un amour pour la musique traditionnelle de son enfance. 

 

Quels souvenirs gardez-vous de Paris 8 ?


J’en garde un très bon souvenir. Je suis arrivée à l’université en 2009 afin de poursuivre un cursus en ethnomusicologie commencé à Palerme. Tandis que je collaborais avec un laboratoire menant des études sur la musique traditionnelle, mon professeur m’a soumis l’idée de venir travailler à Paris 8. Je souhaitais étudier à l’étranger, et l’excellente réputation du cursus à l’époque a emporté ma décision. Je me souviens de l’ouverture d’esprit régnant à l’université. J’étais entourée d’étrangers, étudiants et enseignants confondus. J’ai été vite rassurée car le français de certains étudiants était pire que le mien ! 

Sur quel sujet vos recherches portaient-elles ?


J’ai essentiellement travaillé sur les chants polyphoniques traditionnels du village où je suis née, en Sicile. Je n’ai pas terminé ces recherches car je menais déjà, en parallèle, différents projets artistiques.

Pourquoi ce lien si fort avec vos origines ?


C’est quelque chose de naturel, indicible, que je ressens, un peu comme les jazzmen avec leur « drive » intérieur. Auparavant, je n’écoutais quasiment jamais de musique sicilienne. C’est en effectuant mon travail de recherches que j’ai découvert, dans des archives, un vaste et magnifique répertoire de chansons qui n’étaient plus interprétées. Par ce biais, j’ai « rencontré » ma voix. Ces histoires me ressemblaient, comme si elles m’étaient racontées par des membres de ma famille. Grâce à cette approche théorique et intellectuelle, j’ai aussi pu mesurer la valeur véritable de la musique sicilienne. Certainement, sans cela, je n’aurais pas eu les mêmes clefs de lecture. 

Vous êtes très impliquée dans la préservation du patrimoine sicilien. Pouvez-vous nous parler de cet engagement ?


Je défends surtout le patrimoine immatériel, le chant en tant que culture et tradition à préserver et à transmettre. À l’époque, des musiciens non-professionnels célébraient dans les rues et en chanson la naissance de Jésus Christ, durant la « Novena ». Ces musiciens, souvent issus des classes pauvres de la société, essayaient de récolter un peu d’argent ou de quoi survivre en donnant à connaître au peuple ce répertoire.

De fait, la musique traditionnelle sicilienne est donc très liée à la religion.


Tout à fait. La religion importe à l’ensemble de la communauté sicilienne. Aujourd’hui, en 2017, de nombreuses processions sont toujours organisées dans les rues. Cet attachement est peut-être même renforcé en ce moment par l’intérêt de chercheurs et de touristes pour la culture sicilienne. Quand j’étais petite, les musiciens venaient jouer la « Novena » tous les soirs en bas de chez moi, près d’une chapelle. J’ai donc entendu ce chant pour la première fois dans ma chambre, en hiver, à travers les cloisons. Des frissons me sont venus lorsque, bien des années plus tard, à l’université, j’ai écouté de nouveau ces morceaux. J’ai réalisé que cela faisait véritablement partie de moi-même, et qu’il fallait que je l’exprime. Je suis retournée dans mon village natal en Sicile pour éprouver mon projet auprès d’un spécialiste de cette musique, lui-même ancien chanteur. Il a accepté de m’aider en me transmettant son savoir.

Où avez-vous joué dans un premier temps ?


Nous avons commencé dans mon village natal. Il faut savoir que chaque village possède sa tradition musicale, avec ses chants et ses instruments. Nous avons souhaité reproduire à l’identique l’ancienne tradition. À la fin des représentations, nous passions avec un chapeau au milieu des gens pour faire la quête, comme cela se faisait. Nous nous sommes produits pendant six ans. Cela a été une sacrée aventure. Je suis fière et heureuse qu’aujourd’hui les Siciliens renouent progressivement avec cette tradition.

Est-ce que la découverte de ce patrimoine immatériel vous a encouragée à produire votre premier album ?


C’est encore une autre histoire ! Lorsque je suis arrivée à Paris, je souhaitais poursuivre le chant mais je peinais à trouver des musiciens dont l’univers me corresponde. J’ai laissé tomber pendant quelques années. Je restais néanmoins en contact avec le milieu musical, et fréquentais pas mal de jazzmen dans mon entourage. Un jour, un ami qui suivait une formation d’ingénieur du son m’a proposé de procéder à un enregistrement. J’ai accepté. À cette période, je ne répétais plus, mais les sensations sont revenues rapidement. Il y avait quelques signes encourageants : un réalisateur m’avait approchée pour participer à la bande originale d’un film, et certains amis musiciens de talent m’ont finalement convaincue de la qualité de mon travail. Nous nous sommes autoproduits et, en Italie, nous avons fait appel à un label de distribution. Les retombées ont été positives, néanmoins nous avons réalisé plus de concerts en France qu’en Italie.

Vous êtes également à la tête d’une entreprise, Sonora Management.


J’ai en effet créé, en 2014, une agence artistique spécialisée dans la production d’événements. J’ai d’abord collaboré avec des artistes issus de la musique classique, et les ai soutenus pour la diffusion, la distribution, et la promotion de leur travail. En ce moment, je me consacre à l’organisation d’événements privés. Je coordonne par exemple les soirées jazz de l’hôtel Plaza Athénée tous les mois. Je me suis servie de mon réseau et de ma connaissance de l’univers musical pour me lancer. Désormais, il me revient de choisir entre ma carrière artistique et la poursuite de cette activité de production. Je m’apprête, je crois, à me consacrer au chant totalement.

Qu’est-ce qui se profile justement ?


Un nouvel album pourrait sortir en 2018. J’envisage de collaborer avec un producteur et une attachée de presse à cette occasion. Je travaille également sur un projet relatif à la musique produite par les immigrés italiens aux Etats-Unis au début du 20ème siècle. Dans les années 1920, leur musique se vendait mieux que le jazz, et l’a, d’une certaine manière, influencé.  

Quelles sont les musiques qui vous émeuvent ?


Le fado (chanson populaire portugaise, accompagnée à la guitare, ndlr) me touche énormément. Je pourrais même en chanter, mais ce n’est pas ma culture. J’écoute à la fois des figures historiques et des chanteuses contemporaines. J’apprécie également beaucoup une partie de la musique tzigane, assez proche d’ailleurs de la musique traditionnelle sicilienne. De manière générale, ce sont les femmes qui m’inspirent.

On imagine que la langue, ses expressions et sa sonorité jouent un rôle important dans votre goût pour le chant sicilien.


Bien sûr. Il s’agit de la langue que parlaient mes parents. D’un village à un autre, le dialecte varie quelque peu. Aujourd’hui, les jeunes siciliens l’utilisent de moins en moins. D’autant qu’elle perd de son intensité et de son charme dès qu’on essaye de la traduire. 

Votre inspiration se nourrit-elle uniquement de la musique traditionnelle ?


Beaucoup d’autres choses me stimulent, à commencer par la poésie, l’univers onirique que propulsent les couleurs… Je peux plus aisément me projeter vers des choses qui n’existent pas, qui comportent un imaginaire. Lorsque je regarde un film, je regarde un film, point barre. Sinon, j’écoute beaucoup de jazz, américain et manouche de préférence.

Silhouette fragile et timbre planant, Gera Bertolone semble provenir d’une planète où la porcelaine se manie sans paraître y toucher. Passée par Paris 8 pour y mener des recherches en ethnomusicologie, la chanteuse sicilienne déploie avec délicatesse la genèse d’un amour pour la musique traditionnelle de son enfance.

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